C'est une histoire 100% naturelle faite à partir d'un concentré de notre époque.

Elle raconte en même temps les difficultés d'accès à la justice et la force étonnante des médias sociaux comme contrepoids démocratique.

En moins de 24 heures, la société Lassonde, qui fabrique les jus Oasis, a dû renoncer à une éclatante victoire judiciaire... qui paraissait trop injuste.

Dans le numéro de samedi de La Presse, ma collègue Christiane Desjardins a raconté l'histoire de Deborah Kudzman, une jeune entrepreneure qui avait été poursuivie par Lassonde. Elle avait eu le malheur d'appeler son savon à l'huile d'olive «Olivia's Oasis».

Olivia, du nom de sa fille. Oasis, comme dans... oasis. Lieu de ressourcement et de tranquillité, vous voyez le topo?

Les gens de Lassonde ont estimé qu'on usurpait leur marque de commerce de jus, et bang, ils ont poursuivi la petite entreprise.

Dans un long jugement rendu en 2010, la juge Dionysia Zerbisias a totalement rejeté la poursuite de Lassonde.

Les marques de commerce doivent être protégées, mais ici, il n'y avait aucun risque de confusion: on parle de jus et de savons.

Comme disait le juge Ian Binnie, il ne faut pas se mettre dans la peau du consommateur averti qui lit tous les petits caractères, ni dans celle du «moron trop pressé». Le client moyen, ici, ne serait pas induit en erreur. Le mot «oasis» n'appartient pas qu'à Lassonde.

L'affaire a donc été rejetée.

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Mais la vraie affaire ne visait pas qu'une marque de commerce. La juge Zerbisias a estimé que la poursuite de Lassonde était une utilisation abusive de la procédure, du même type que les poursuites-bâillons.

En pareil cas, désormais, la Cour peut ordonner le remboursement des honoraires d'avocat du «petit» poursuivi abusivement par le «gros». Ce qu'a fait la juge Zerbisias: Lassonde devait payer à Mme Kudzman 100 000$ en remboursement des honoraires de son avocat et 25 000$ en dommages punitifs.

Lassonde n'a pas contesté la décision quant à la marque de commerce. Mais elle a convaincu la Cour d'appel d'annuler cette condamnation de 125 000$.

De fait, il est tout à fait classique qu'une entreprise tente de protéger sa marque de commerce par tous les moyens judiciaires permis. Rien n'indique ici que Lassonde ait agi illégalement ou pour harceler cette petite entreprise. On ne peut donc pas parler ici d'abus, dit la Cour d'appel.

Je signale que ce jugement unanime est signé par trois des meilleurs cerveaux de la Cour d'appel.

En même temps, il est symptomatique de la crise de l'accès à la justice.

Je m'explique: du point de vue judiciaire, il est tout à fait légitime de se présenter à la Cour pour tenter de protéger son nom. Quitte à peser un peu fort sur le crayon. Ce n'est pas en soi abusif, même si la cause est faiblarde.

Mais du point de vue social, c'est en quelque sorte un abus. Parce qu'une société qui a un chiffre d'affaires de centaines de millions peut faire ce genre de procès sans conséquence. Mais pour la minuscule entreprise poursuivie, c'est une catastrophe financière que de devoir payer 100 000$ d'honoraires.

C'est pourquoi il faudrait ordonner le remboursement des honoraires par celui qui perd - sauf exception. En ce moment, il faut un abus presque délirant ou malade pour que le «gagnant» ait droit au remboursement de ses dépenses d'avocat. Tout se passe comme si aller à la Cour était gratuit. On parle de la cause, de la somme en jeu, jamais de ce que ça coûte pour la gagner.

C'est, en soi, une injustice.

En 2012, les tribunaux ne peuvent plus fonctionner comme si les frais d'avocats n'existaient pas. Il faut tenir compte des coûts d'une action judiciaire: elle est dommageable quand il y a déséquilibre des forces en présence.

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Ce qui nous mène à la réaction populaire sur les médias sociaux: la vague de contestation a été si forte que, avant minuit samedi, Lassonde a annoncé qu'elle allait payer les honoraires de Mme Kudzman!

Certains ne manqueront pas d'y voir une sorte d'effet de meute, où le chantage a forcé Lassonde à renoncer à ses droits. La majorité n'a pas toujours raison, après tout, et les tribunaux n'ont pas à rendre des décisions «populaires».

Pour ma part, je vois au contraire ici les médias sociaux comme un contrepoids à une décision juridiquement correcte mais socialement injuste.

Envoyer une mise en demeure agressive, en beurrer épais contre une toute petite entreprise qui ne menace rien, cela peut paraître pour bien des avocats la chose la plus banale, une partie du jeu de la justice et, finalement, être «de bonne guerre».

Mais c'est en réalité pour les gens ordinaires une agression économique qui n'a rien d'un jeu.

C'est à cela que la Cour d'appel n'a pas été capable de remédier dans l'état actuel du droit.

C'est aussi à cela que les gens ont réagi viscéralement dans les médias sociaux, avec raison, en disant simplement: «C'est pas juste.»

Lassonde l'a compris. Au moment où l'on entend réformer la procédure civile, il faudrait que cette chose très simple soit entendue: se faire traîner en justice, ou être forcé d'y aller pour défendre ses droits, c'est en soi une punition financière.

Que le perdant paie.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca