Louis Dionne, le patron de tous les procureurs de la poursuite, n'est pas connu pour ses déclarations folichonnes. En fait, il est connu pour ne pas faire de déclarations du tout.

Il est donc très significatif qu'il prenne la parole publiquement pour demander qu'on cesse de mettre de la pression sur ses gens. Que ce soit la police ou les politiciens, il y a trop de gens trop pressés de voir des accusations tomber dans les dossiers de corruption.

«On a le culte de la petite vite, en enquête», a-t-il dit mardi au collègue Denis Lessard. Traduction: on attrape quelqu'un pour une infraction mineure, et hop, on l'accuse pour la galerie. Si on veut aller au fond des choses et au coeur des systèmes frauduleux, il faut au contraire prendre son temps. Du calme, tout le monde.

La pire chose qui puisse arriver serait que l'on accuse avec une preuve couci-couça. Les gens qui organisent la collusion ont les moyens de se défendre et ils ne se laisseront pas faire.

Mais de toute évidence, de grosses accusations enlèveraient de la pression au gouvernement Charest. Cela lui permettrait de dire: vous voyez, notre stratégie porte ses fruits, pas besoin d'une commission d'enquête.

Sauf que l'ordre du jour de la justice ne doit pas être contrôlé par les politiciens. Les procureurs n'ont pas à accuser ou éviter d'accuser qui que ce soit pour satisfaire le gouvernement.

C'est exactement pour ça qu'on a créé le poste de directeur des poursuites criminelles et pénales, séparé physiquement et juridiquement du ministère de la Justice, il y a sept ans.

Il y a deux sortes de pression en ce moment. La pression politique - on n'a qu'à écouter les nouvelles pour s'en rendre compte: on dirait que le Parti libéral attend ça comme le père Noël. Et les pressions des policiers, qui eux-mêmes demandent qu'on dépose les accusations dans leurs dossiers.

Quand on voit le chef de l'escouade Marteau, Denis Morin, dire que certains dossiers ont été déposés devant les procureurs et qu'ils attendent les mandats pour faire les arrestations, on comprend qui est visé. Ça fait partie du jeu habituel.

Marteau ou pas, les policiers n'aiment jamais se faire demander des compléments d'enquête. Ils trouvent parfois les procureurs tatillons et, naturellement, sont impatients de foncer dans le tas. Mais une arrestation spectaculaire suivie d'un acquittement non moins spectaculaire ne sert pas tellement l'intérêt public.

Louis Dionne a donc bien raison de dire à tout le monde de se calmer.

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Cela dit, il y a tout de même un certain nombre de problèmes. D'abord, les prescriptions. Pour les crimes à proprement parler (fraude, corruption, complot, etc.), il n'y a pas de prescription. On peut accuser 20 ans après les faits. Mais pour certaines infractions «pénales» découlant de lois particulières, il y a un maximum à ne pas dépasser. Même chose pour les infractions criminelles mineures, dites «sommaires», où la prescription est de six mois, comme les voies de fait simples. Encore que la plupart de ces crimes peuvent faire l'objet d'une accusation par voie criminelle. Les procureurs ont une certaine discrétion à ce sujet. Il y a tout de même une certaine urgence dans quelques dossiers, mais personne n'a prétendu que des accusations s'étaient perdues à cause de cela.

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Plus important, il faut bien constater que les procureurs de la poursuite sont nettement moins bien traités au Québec qu'ailleurs au Canada. On compte 450 procureurs aux poursuites criminelles et pénales au Québec. Au maximum de l'échelle, ils sont payés deux fois moins qu'en Ontario, et 50% moins qu'en Colombie-Britannique. Les procureurs de Montréal qui vont au fédéral gagnent souvent 20% de plus.

Et surtout, ils sont moins nombreux pour effectuer le travail (un par 16 500 habitants au Québec, 1 par 12 000 habitants en Ontario, 1 par 9300 en Colombie-Britannique). Ce n'est pas tout à fait comparable, à cause des procureurs municipaux, mais ils sont tout de même moins nombreux. La pression pour «régler» les dossiers est à l'avenant.

On sait que la situation varie beaucoup d'une région à l'autre, on sait aussi qu'ils sont en train de négocier leurs conditions de travail. Mais on est bien obligé de constater qu'on n'est pas concurrentiel. On a beau créer des escouades d'élite, il faut bien que des procureurs traitent leurs dossiers, en fin de compte.

Quand on nous dit qu'un dossier de Marteau a changé de main quatre fois, on voit bien qu'il y a un problème. Ce genre de dossier devrait attirer les procureurs ambitieux. Comme le métier hautement stratégique de procureur devrait intéresser les meilleurs candidats des facultés de droit, souvent aspirés par des emplois plus lucratifs.

Ce n'est pas à cause de cela que dans le cas de Marteau en particulier les accusations ne sont pas portées.

N'empêche: cette fonction n'est pas suffisamment valorisée au Québec. On finit par en payer le prix collectivement en ce qui concerne les délais, l'efficacité et la lutte contre le crime.