J'ai reconnu la voix immédiatement, il n'y en a pas deux comme ça. Grave et graveleuse, un grain de tabac et de scotch.

- M'sieur Boisvert, Louise Cousineau. Ça vous tente-tu de travailler à La Presse?

Je venais de terminer le stage d'été, et elle venait d'être nommée boss des informations générales. Louise Cousineau boss, quelle drôle d'idée, elle qui n'a jamais supporté l'autorité.

De toute manière, le lendemain, j'étais dans son bureau. J'avais eu la chance de tomber du bon côté de sa ligne de partage des êtres humains. C'est-à-dire pas celui des «insignifiants» (appuyez sur le S), qui peuplent majoritairement notre planète. Ça m'a valu quelques indulgences – eh oui, elle en est capable.

J'avais failli être congédié pour avoir fait un poisson d'avril dans ma chronique d'échecs, et c'est elle qui fut chargée de m'appeler.

- Mon p'tit gars, vous êtes dans marde...

On est allés prendre une bière irlandaise. Elle m'a expliqué deux ou trois réalités de la vie journalistique. Comme par exemple d'avertir ses boss avant d'imprimer un poisson d'avril à 300 000 exemplaires. Et puis aussi, avec son superbe sens de la dérision, comment ça se passe dans le monde mystérieux de la bosserie, avec ses petits, moyens et grands boss, pas tous également signifiants, vous l'aurez deviné. Elle allait d'ailleurs sortir de la direction de l'information avant d'avoir terminé l'année.

On a ri. On rit souvent, avec madame Cousineau (je l'appelle encore madame Cousineau, mais elle, pour se venger, m'a longtemps appelé le p'tit Boisvert).

Elle a cultivé l'art théâtral de l'anecdote à un degré supérieur. Cette manière de parler en confidence, de ponctuer le récit de grandes inspirations en exorbitant un oeil torve, de balayer toute objection d'un geste immense, avant d'amener le punch, suivi d'un silence stratégique, et puis, pour conclure, «Écoute!» (appuyez sur le C), pour bien insister sur l'improbabilité des aventures humaines.

Après son moment d'égarement chez les patrons, elle est donc revenue à la chronique télé. Un jour, en promenant son chien, elle s'est fait foncer dedans par une Mercedes qui n'était même pas conduite par un producteur de télévision.

Dans sa chambre à l'Hôtel-Dieu, ça fumait plus ou moins en cachette, ça buvait du scotch refroidi grâce aux glaçons des sacs qu'on lui fournissait pour son genou. Personne, ni le syndicat ni les médecins, n'en est venu à bout.

«Il y avait une jeune doctoresse qui venait me faire la morale chaque jour, m'a-t-elle dit. J'ai revu sa photo 10 ans plus tard dans la page des décès. Dieu existe, mon garçon.»

Parfois, devant une assiette de boudin noir, elle vous raconte ses tournées en voiture avec son père, un médecin qui pratiquait des accouchements dans le Montréal des années 40. Elle parle de son humanité, de sa révolte contre les soeurs de la Miséricorde, qui refusaient de donner des antidouleur à ses patientes qui étaient filles-mères: elles devaient souffrir «par où elles avaient péché». Ces soeurs, «pas une ne va aller au Ciel», disait-il.

Il est mort quand elle avait 12 ans, dans un accident d'avion.

- Vous êtes sûre que Dieu existe?

Elle aussi a failli mourir à 18 ans, en tombant de 2000 pieds du haut d'une montagne au New Hampshire. Un reporter du Petit Journal, venu lui faire raconter tout ça, lui a demandé ce qu'elle voulait faire dans la vie. «La même chose que vous, ç'a l'air intéressant.»

Jusque-là, elle rêvait d'étudier la littérature et d'écrire. Elle peut vous parler de certains auteurs et des grandes plumes du journalisme français avec des frissons. Ne vous laissez pas abuser par le personnage au verbe cassant, au jugement sans circonstances atténuantes. Tout juste dessous, un feu couve.

Toujours est-il qu'après cette entrevue sur sa presque mort en montagne, nul autre que le légendaire Jean-Charles Harvey l'a appelée pour lui offrir un job. Fausse, la rumeur voulant qu'elle n'ait supporté aucun patron. C'est juste qu'elle a commencé avec le meilleur...

J'ai été témoin de la peur panique et comique qu'elle inspirait aux gens de télévision. Cette permission de fumer aux visionnements quand c'était interdit partout. Ces courbettes. Toute cette attention qui en dit moins sur son pouvoir que sur la pleutrerie d'un certain milieu.

La voici donc qui part, et avec elle un bout de l'âme de La Presse depuis 40 ans.

Elle n'écrit plus depuis presque un an déjà, parce qu'avant d'être contente de partir, elle était fâchée contre La Presse. Ça ressemble à une grosse peine d'amour. S'arracher à ce journal quand on y a vécu nuit et jour à écrire sur son monde (elle a presque tout couvert) pendant la moitié d'un siècle, ce doit être une sorte de divorce.

On ira, avant l'été, se faire un autre boudin noir.

Merci, madame Cousineau. Salut, Louise.