Il y avait sans doute dans un village, quelque part jadis, un laitier qui livrait son lait à cheval. Un jour arriva quelqu'un avec un camion, qui livrait trois fois plus de lait pour deux fois moins cher.

Le laitier savait bien qu'on n'arrête pas le progrès. Il savait bien que les gens continueraient à boire du lait. Il allait conduire le camion et la vie allait suivre son cours. Ce n'était vraiment pas si grave.

C'est juste qu'il aimait les chevaux. Il allait avoir pour toujours la nostalgie des chevaux...

Lundi, en écoutant Guy Crevier avec 500 autres employés de La Presse, j'ai vu en chiffres ce qu'on sait depuis un an, mais ce qu'on sent depuis 10 ans. Le papier nous glisse des mains. Il y aura encore du journalisme, je sais. C'est juste que je l'aime, ce papier.

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Je me suis souvenu du jour, il y a quatre ans, où j'étais allé chercher La Presse dans un dépanneur en Gaspésie, vers midi. «Pas encore arrivée.» À 16h, j'y retourne. «On a vendu les deux. Revenez demain.»

J'ai pensé que dans une usine de la Gaspésie, pas loin de là, on fabriquait des rouleaux de papier d'une tonne avec des arbres coupés au plus creux des forêts et du papier recyclé.

Ensuite, du temps qu'on avait encore des presses rotatives sur place, des camions roulaient jusqu'à La Presse, à 12 heures de là - maintenant à l'usine de Transcontinental.

Ils entraient dans la ruelle des Fortifications, le mardi, si je me souviens bien. Ça résonnait jusque dans la salle de rédaction quand ils déchargeaient les rouleaux.

Puis, on imprimait sur ce papier venu de Gaspésie des textes et des photos et des illustrations. On pliait le papier, on le remettait dans des camions plus petits, et tous ces camions s'en allaient livrer le journal, y compris deux exemplaires vers une heure de l'après-midi dans un village près de l'usine à papier.

Racontez ça à vos enfants dans 10 ans et ils vous regarderont comme je regardais mon oncle me raconter l'arrivée de l'électricité dans la première ampoule de sa maison d'Abitibi. Quelle époque étrange et lointaine, déjà.

En fait, pas besoin d'attendre 10 ans, dites-leur ce matin, juste pour voir...

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Je me souviens du jour où le camelot de mon quartier m'a offert sa route pour livrer La Presse. Le rêve. Des paquets de 50 exemplaires m'attendaient sur le balcon en revenant de l'école - c'était un journal d'après-midi. J'ai encore un muscle plus gros sur l'épaule droite, d'avoir livré la grosse Presse du mercredi et du samedi il y a 30 ans. C'est la bosse de La Presse.

Avant de la lire, je l'ai regardée. Les photos de Désilets, les caricatures de Girerd, le jeu des huit erreurs que je faisais sur les genoux de mon père, avec chacun un crayon. Avant d'écrire dedans, j'ai écrit dessus.

Essayez ça, sur un écran...

J'ai adoré ce journal et je l'ai détesté mais je n'imagine pas la vie sans La Presse. Pas seulement le contenu. L'objet. Ce monde qu'on prend dans ses mains. La chose qu'on traîne mais qui ne traîne jamais. Je veux dire qu'un journal n'est jamais une traînerie, même affalé sur un dossier de sofa. C'est toujours une invitation à la connaissance. Même une vieille Gazette de la semaine dernière, quand c'est tout ce qui reste à lire sur le comptoir du restaurant Fung Shing. Elle a encore quelque chose à donner, c'est sûr, j'irai voir...

J'ai de bons amis, mais comme compagnon de repas, je choisis souvent le journal. Un compagnon pliable qui ne se formalise pas d'un peu de soupe sur le revers de sa deuxième colonne. On discute à notre rythme, on s'étonne, on se raconte la vie dans un chaos plus ou moins organisé, on s'engueule, on ne s'en tient pas trop rigueur, on se laisse un petit peu transformé.

Je sais bien que le journalisme survivra, encore que dans des formes difficiles à prévoir, dans des cadres qui vont éclater encore souvent, et avec des moyens imprévisibles. Je sais aussi que beaucoup de nouvelles possibilités s'offrent déjà.

Je sais que demain on aura un ordinateur pliable, ou quelque chose du genre, avec des perspectives fabuleuses...

Je sais que le papier n'est pas mort, pas encore. Je sais que les gens boivent toujours du lait.

C'est juste qu'il me semble depuis longtemps qu'un rond de café sur une page de journal est un indice assez sûr de civilisation.