Le printemps dernier est apparue devant l'école primaire de mes enfants une grande plaque aux couleurs de la Commission scolaire de Montréal (CSDM) expliquant dans le menu détail l'origine biblique du saint qui a donné son nom à l'établissement.

Athée, même pas baptisé (ce qui était rarissime dans les écoles primaires québécoises dans les années 70) et probablement déjà inscrit pour un long séjour dans les limbes, je ne suis toutefois pas du genre à faire de l'urticaire lorsque je vois une croix dans le «patrimoine bâti», comme on dit dans le jargon bureaucratique. Ni du genre à vouloir changer tous les noms de rue pour effacer toute trace de chrétienté.

Je trouve néanmoins incohérent que la CSDM, qui a perdu son caractère religieux il y a près de 20 ans, se sente obligée en 2013 d'insister sur un passé biblique qu'on tente de sortir des écoles, éliminant au passage l'enseignement religieux dans ses salles de cours au profit de cette étrange créature, le cours d'éthique et de culture religieuse.

Lorsque vous êtes devant l'école, vous voyez les traces d'un saint glorieux, rappelant la lourde empreinte du catholicisme au Québec. Lorsque vous passez derrière l'école, dans la cour de récréation, vous y voyez plusieurs femmes musulmanes voilées, éducatrices au service de garde, compétentes et appréciées des enfants.

Depuis quelques jours, avec le retour de ce foutu débat sur la supposée crise identitaire au Québec, cette plaque vert et bleu me fait grincer des dents. On parle beaucoup depuis quelques années au Québec de laïcité ouverte, mais pour le moment, nous avons la laïcité hypocrite, comme l'illustre si bien cet indélogeable crucifix au Salon bleu de l'Assemblée nationale.

Un vrai problème?

Conserver le crucifix de l'Assemblée nationale au nom de l'histoire chrétienne du Québec, c'est plutôt contradictoire au moment où on veut bannir les signes religieux de l'espace public, mais ce n'est pas la fin du monde. Voyons cela comme un accommodement raisonnable à la majorité chrétienne...

Jouer aux apprentis sorciers avec des droits fondamentaux, par contre, c'est beaucoup plus inquiétant.

On peut fort bien comprendre les motivations politiques derrière la Charte des «valeurs québécoises» du gouvernement Marois, mais juridiquement on se dirige vers un bourbier.

En arrivant au pouvoir, il y a bientôt un an, les péquistes ont trouvé sur leur bureau les avis juridiques rédigés pour l'ancien régime et qui démontraient ce qu'on savait déjà: on ne peut hiérarchiser les droits. Les libertés de religion et d'expression, notamment, ne sont pas à géométrie variable, elles ne peuvent être subordonnées à un autre droit.

Interdire à un employé de l'État de porter un signe religieux, c'est une atteinte à la liberté de religion. Pauline Marois a déjà dit qu'elle utilisera la clause dérogatoire pour contourner les limites imposées par la Charte canadienne, mais elle devra aussi trouver une façon de contourner la Charte des droits et libertés du Québec, adoptée sept ans avant la version canadienne et qui garantit les mêmes droits fondamentaux. Les deux chartes garantissent aussi l'égalité entre hommes et femmes.

En plus de relancer le débat politique, la Charte des «valeurs québécoises» risque de créer des problèmes là où il n'y en a pas. En plus de provoquer des batailles juridiques totalement contre-productives.

Que fera la direction d'un hôpital, par exemple, si un médecin sikh (rare au Québec, il va sans dire) démissionne parce qu'il ne peut pratiquer avec son turban? Que feront les candidats à des postes de la fonction publique à qui le gouvernement dira qu'ils doivent laisser tomber leur signe religieux pour avoir un emploi? Que feront les grandes centrales syndicales lorsque leurs membres, fonctionnaires, éducatrices ou enseignants seront congédiés pour port de hijab, de kippa ou de la croix? Accordera-t-on des exemptions à certaines institutions, comme à l'Hôpital juif de Montréal (un modèle de gestion et de cohabitation), mais pas à d'autres, créant du coup des inégalités?

Et puis, de toute façon, avant de se lancer dans pareille aventure politique et juridique, le gouvernement ne devrait-il pas nous faire la démonstration (chiffrée, pas anecdotique à partir de cas montés en épingle par certains médias) qu'une telle Charte est nécessaire, en plus de celle des droits et liberté?

Le rapport Bouchard-Taylor, qui s'est penché sérieusement sur la question, concluait en 2008 qu'il n'y avait eu que 73 cas d'accrochages avec les accommodements raisonnables au cours des 22 années précédentes. On est loin de la présumée "criiiiiiiiiiiiiiiiiise" qui donne des ulcères à certains.

J'ai du mal à croire qu'avec tous les défis qui se dressent en ce moment devant le Québec (atteinte du déficit zéro, fiscalité des particuliers et revenus du gouvernement, l'exploitation des ressources naturelles, en particulier du gaz et du pétrole, le lourd problème des régimes de retraite sous-capitalisés, etc.), nous devions absolument nous taper en priorité un nouvel épisode de crise identitaire.

Pour le moment, toutefois, le ballon du gouvernement Marois sur les «valeurs québécoises» fonctionne à merveille: il fait diversion sur les vrais problèmes économiques et il force Ottawa et les partis de l'opposition à se mouiller dans ce débat délicat.

Voyez le chef de la Coalition avenir Québec, François Legault, qui se présente comme le champion de l'économie du Québec, mais qui arrêtera son autocar aujourd'hui pour parler d'identité...