La chose est bien documentée depuis des décennies, au point d'être devenue banale, mais l'isolement des deux solitudes en ce pays atteint ces temps-ci des sommets rarement égalés.

On dit souvent, non sans raison, que Stephen Harper peut, depuis qu'il a obtenu sa majorité en 2011, gouverner sans le Québec, mais il faut admettre que l'indifférence est réciproque.

Réformes profondes en immigration, à l'assurance emploi et aux droits d'auteur, démantèlement d'une partie du système d'évaluation environnementale et des laboratoires de recherche, fiasco financier et technique des F35, retour des débats moraux, durcissement des peines (et fermeture de prison!)... Je sais que nous sommes bien occupés au Québec avec nos affaires courantes, mais de là à ignorer, ou presque, ce qui se passe au bout de la 417, c'est à la fois dangereux et irresponsable.

Prenez un autre exemple, anecdotique en apparence, mais qui démontre, encore une fois, notre indifférence: le jubilé de la reine. Bon, je sais, je ne soulèverai pas l'enthousiasme des foules avec un tel sujet, mais jusqu'à preuve du contraire, l'image du Canada que Stephen Harper est en train de redessiner, c'est aussi notre image. Et l'argent qu'il balance par les fenêtres en pures futilités monarchiques, c'est aussi notre argent.

En tout, le gouvernement fédéral aura dépensé autour de 8 millions de dollars pour célébrer le 60e anniversaire de l'accession au trône de la reine. Des broutilles, direz-vous, sur l'ensemble du budget du pays, mais lorsqu'un gouvernement ferme des labos et des organismes gouvernementaux, en plus de réduire les budgets partout, au nom du retour à l'équilibre budgétaire, on peut raisonnablement se demander s'il est bien judicieux de dépenser de l'argent pour acheter des épinglettes à l'effigie de Sa Majesté.

Cette semaine, le premier ministre Harper s'est rendu à Londres pour participer aux célébrations du jubilé de diamant, profitant de son passage pour offrir à la reine une immense toile de trois mètres sur deux mètres arborant son portrait. Coût du tableau: 100 000$.

Pour l'occasion, M. Harper a déclaré ceci: «Cette magnifique nouvelle oeuvre d'art canadienne a été créée pour souligner l'événement historique du jubilé de diamant de Sa Majesté la reine, a déclaré le premier ministre Harper. Ce portrait vise aussi à rendre hommage à Sa Majesté en raison de ses 60 années de règne exceptionnel à titre de chef d'État du Canada et s'inscrit dans la tradition canadienne, qui illustre culture et patrimoine par la création d'oeuvres d'art.»

Ce gouvernement qui décroche des oeuvres de grands peintres, comme Pellan remplacé au siège des Affaires étrangères par un autre portrait de la reine, affirme le plus sérieusement du monde que le Canada «illustre culture et patrimoine par la création d'oeuvres d'art».

Je suis toujours étonné de voir Stephen Harper enfourcher une motoneige pour aller planter des drapeaux canadiens dans l'Arctique, puis revenir à Ottawa pour accrocher des photos de la reine britannique à tous les murs disponibles.

Ce n'est pas tout. Des documents obtenus par la Loi d'accès à l'information m'ont appris au cours des derniers jours que Patrimoine Canada a donné une subvention de 10 000$ aux 10 lieutenants-gouverneurs en poste dans les provinces pour organiser des expositions et des rencontres autour du jubilé. Comme si ces reliques monarchiques inutiles ne nous coûtaient déjà pas assez cher.

Patrimoine Canada a aussi donné 200 000$ à l'Institut Dominion, 165 000$ à YMCA Canada, 150 000$ à Scouts Canada et 55 000$ à la Ligue monarchique du Canada. Ce gouvernement ferme des cinémathèques et des centres de création, gardiennes et créatrices du patrimoine artistique d'ici, mais finance la consécration d'un symbole éculé d'une royauté étrangère. Bien sûr, il ne s'agit pas de renier des pans de notre histoire, mais tout est dans le dosage. Et dans les priorités.

Mais bof, on s'en fout, me suis-je fait répondre en gros sur Twitter au cours des derniers jours, lorsque j'ai abordé le sujet des dépenses royales du jubilé.

On se fout de ce qui se passe à Ottawa, et Ottawa se fout qu'on s'en foute. C'est même plutôt commode. Je comprends Stephen Harper de mener ses réformes et de redessiner le Canada tambour battant sans se préoccuper des réactions au Québec. Pourquoi s'en préoccuperait-il, puisqu'on s'en tape nous-mêmes?

On se moque aussi, apparemment, du retour, dans les médias du ROC, de la théorie méprisante du «Québec bébé-gâté-pourri de la fédération, qui gaspille l'argent de la péréquation donné si généreusement par les provinces riches dans des programmes luxueux que la province n'a même pas les moyens de se payer».

Il faudrait que quelqu'un aille leur expliquer que la péréquation n'est pas un programme de l'Armée du salut, que les provinces sont libres de décider de leurs politiques fiscales et de leurs programmes sociaux, et que des programmes «luxueux» comme les garderies à 7$ par jour sont, dans les faits, payants pour le Québec.

Normalement, Jean Charest, chantre du fédéralisme et père du Conseil de la fédération, serait le mieux placé pour faire ce travail de pédagogie, mais comme tous les Québécois, il est bien occupé par autre chose ces temps-ci.