Ce matin, le Québécois David Payne devra s'acquitter d'une tâche «connexe» à son poste de directeur des affaires parlementaires au Palais législatif de Port-au-Prince: brûler le dernier corps toujours coincé sous les décombres de l'édifice qui abritait le Sénat et l'Assemblée nationale.

Pourquoi diable brûler ce corps sur place? vous demandez-vous peut-être (comme je l'ai demandé moi-même à M. Payne).

«Parce qu'il est coincé là, il n'y a pas moyen de le sortir, alors le président de l'Assemblée nationale m'a demandé de le brûler sur place. C'est une crémation dans le fond», répond David Payne.

 

S'il dit qu'il est impossible d'extirper le cadavre de là, il faut le croire. Il s'y connaît en corps écrasés sous les décombres de l'institution dont il est le directeur. Il en a sorti au moins sept dans les heures suivant le séisme. Quelques survivants aussi, au prix d'efforts inimaginables, avec des moyens dérisoires.

Au-delà des détails plutôt morbides de cette «crémation» improvisée, deux autres questions me brûlaient les lèvres lorsque je me suis assis avec cet ancien député du PQ (dans Vachon) devenu spécialiste des affaires parlementaires dans des démocraties émergentes: dans les circonstances, pourquoi n'avez-vous pas quitté Haïti à bord du premier avion disponible et à quoi bon poursuivre le travail législatif au parlement?

Réponse: «Je suis resté à mon poste parce que c'est mon job. Je suis directeur des affaires parlementaires, je suis en charge du Parlement, de la rédaction des projets de loi, des employés, des séances de travail, de toutes les activités du Parlement.»

Mais à quoi bon continuer de rédiger et d'étudier des projets de loi dans un pays où le vrai dirigeant se nomme chaos? Surtout maintenant. N'est-ce pas totalement futile? David Payne croit que non.

Mais, d'abord, retour sur les terribles heures post-tremblement de terre.

M. Payne a deux raisons de retenir la date du 12 janvier: c'est le jour du tremblement de terre et c'est son anniversaire.

Ce jour-là, donc, ses employés lui ont fait une surprise en apportant un gros gâteau d'anniversaire. Après cette petite fête impromptue, il leur a donné congé à 16h30. La terre s'est mise à trembler 23 minutes plus tard. Un autre miracle du hasard comme tout le monde en raconte ici.

À partir de ce moment-là. David Payne a vécu l'enfer. Il a marché plus de 20 kilomètres dans les rues de Port-au-Prince pour trouver ses employés. Arrivé précipitamment chez son directeur des communications, il n'a pu que creuser de ses mains pour extirper des ruines le corps du bébé de 1 an de ce dernier.

Ainsi de suite toute la nuit. D'une maison à l'autre, un film d'horreur qui tourne en boucle.

Le lendemain matin à 7h, il s'est rendu au parlement pour constater les dégâts (totaux) et se mettre au travail pour essayer de sortir les survivants. Il a arrêté dans la rue le conducteur d'une pelle mécanique et lui a offert 400$US pour qu'il vienne dégager quelques murs.

Il a dégagé finalement quelques survivants, mais surtout des morts. Chaque fois que lui et d'autres sauveteurs de fortune sortaient une dépouille, des gens du coin s'approchaient pour essayer de voler le portefeuille, les bijoux, les armes sur les gardiens...

Comme si les dernières 24 heures n'avaient pas été suffisamment difficiles, David Payne s'est fait planter le canon froid d'un révolver dans les côtes en entrant, le deuxième soir, dans son auto. Le gars est reparti avec son fric.

Il m'a raconté tout ça, dimanche midi dans un hôtel de Pétionville, avec un mélange de flegme anglo-saxon et d'humour québécois. Avec une fatigue évidente aussi. Extinction de voix, poches sous les yeux, long silence, sourire figé. Le choc a été dur.

Alors, pourquoi rester? Parce que c'est son job et qu'il refuse de croire que 30 secondes de séisme puissent démolir tout le travail accompli depuis quelque temps avec les parlementaires (députés et sénateurs). C'est peut-être aussi une façon de combattre les répliques psychologiques du séisme. Continuer. Malgré tout.

En ce sens, David Payne n'est pas un cas unique. On voit partout à Port-au-Prince des gens qui persistent à se rendre tous les matins à leurs bureaux, écoles, universités, commerces, même quand ceux-ci sont dévastés. Un pied de nez, en quelque sorte, à ce funeste sort qui s'acharne sur cette moitié d'île. Tu peux nous frapper autant que tu voudras, nous, on continue. Malgré tout.

David Payne doit être un peu haïtien. Moins de quatre jours après le tremblement de terre, il avait relancé le parlement dans des locaux provisoires et, à sa grande surprise, il y avait quorum des députés (60 sur 100) dès ce moment pour reprendre les travaux.

C'est d'autant plus admirable que, dans ce pays chaotique, il peut paraître futile de voter des lois même en temps normal. Alors, maintenant...

Ironie du sort (une autre), le Parlement était en train d'étudier un projet de loi, juste avant la catastrophe, pour contrer les hausses abusives des prix des biens courants, un fléau aussi répandu ici que l'est la misère en cette période de crise.

L'implantation d'une véritable démocratie et de ses institutions reste un défi colossal en Haïti. Le tremblement de terre n'aura fait que ralentir un processus déjà tellement lent.

David Payne le sait, mais il continue. Malgré tout. Avec un enthousiasme à peine altéré par les épreuves des dernières semaines.

Vous auriez dû l'entendre hier me parler au téléphone de la vivacité des jeunes Haïtiens qui participent ces jours-ci aux activités du Parlement jeunesse.

Pour joindre notre chroniqueur: vincent.marissal@lapresse.ca