D'une année à l'autre, la même manchette refait constamment surface dans les médias économiques : le taux d'endettement des Canadiens a atteint un nouveau sommet historique.

Son dernier record ? 163 %. Cela signifie que le ménage moyen a 164 $ de dettes pour chaque tranche de 100 $ de revenus disponibles. Pratiquement deux fois plus qu'il y a 20 ans. Cela vous donne la frousse ?

Un instant ! Il faut prendre avec un gros grain de sel ce fameux ratio qu'on utilise souvent comme baromètre de la santé financière des consommateurs. Du moins, c'est l'avis de Philip Cross, qui publie ce matin une étude sur l'endettement des ménages canadiens sous la bannière de l'Institut Fraser.

Ancien chef de l'analyse économique de Statistique Canada, où il a travaillé durant 36 ans, M. Cross est connu pour son style direct. Il a démissionné en 2012, jugeant que les commentaires dissidents étaient de moins en moins tolérés au sein de l'organisation.

Aujourd'hui, il n'hésite pas à s'attaquer à la croyance largement répandue voulant que les ménages canadiens soient dangereusement surendettés.

La Banque du Canada, par exemple, nous répète depuis des années que l'endettement élevé des ménages est l'un des principaux facteurs de vulnérabilité qui menacent la stabilité financière du Canada.

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Il est vrai que les dettes des Canadiens ont augmenté sans interruption au cours des quatre dernières décennies, sauf lors de la récession de 1982.

Mais cette croissance n'est pas si étonnante, car le crédit à la consommation n'existait pratiquement pas avant les années 60. Pour tous ceux qui ont vécu la Dépression et la Deuxième Guerre mondiale, c'était synonyme de péché.

Il n'y a pas si longtemps, il était encore impossible de sortir sa carte de crédit à l'épicerie ou à la SAQ. De la nourriture ou de l'alcool à crédit ? Scandale !

Ainsi, une partie de l'accélération du taux d'endettement depuis 2000 est simplement attribuable au changement démographique, note M. Cross. Les cohortes des années 30 et 40, qui n'avaient jamais recours au crédit, ont fait place aux plus jeunes qui l'utilisent à différentes sauces : achat d'une auto, rénovation de la maison, etc.

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Mais ces dernières années, le taux d'endettement des Canadiens a dépassé celui des Américains, ce qui fait craindre à certains l'explosion d'une bulle du crédit comme celle qui a bouleversé nos voisins en 2008.

Or, les comparaisons avec les États-Unis sont trompeuses, parce que les revenus disponibles des Canadiens tiennent compte du fait que les contribuables paient beaucoup plus d'impôts, en échange desquels ils obtiennent plusieurs services que les Américains doivent payer de leur poche.

En rajustant les données canadiennes pour les rendre plus comparables à celles des États-Unis, on réalise que le ratio d'endettement des Canadiens reste inférieur au sommet de 169 % atteint aux États-Unis juste avant l'éclatement de la crise du crédit.

Dans bien d'autres pays, les consommateurs sont plus endettés qu'au Canada sans que cela soit catastrophique. Par exemple, le taux d'endettement approche 200 % en Suisse et en Suède, et 300 % au Danemark et aux Pays-Bas. Cela ne les empêche pas d'avoir un système financier en santé, note M. Cross.

Selon lui, le taux d'endettement n'est tout simplement pas un bon indicateur pour prédire l'explosion d'une crise financière. Aux États-Unis, ce n'est pas le niveau d'endettement élevé qui a déclenché l'hécatombe, mais plutôt les pratiques de crédit trop laxistes : hypothèque sans mise de fonds, sans preuve de revenus, alouette.

Depuis 2008, le Canada est intervenu pour endiguer ces hypothèques à risque, ramenant par exemple la durée maximale des prêts assurés de 40 à 25 ans. Mais dernièrement, certaines pratiques complaisantes sont apparues, en particulier dans le domaine du prêt automobile, ce qui mérite une attention spéciale.

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Au lieu de focaliser sur le taux d'endettement, il serait plus utile de s'attarder au fardeau du service de la dette, selon M. Cross. À ce chapitre, rien d'inquiétant. Au contraire. À l'heure actuelle, les consommateurs consacrent moins de 7 % de leurs revenus disponibles au paiement de leurs dettes, un niveau historiquement bas.

Cela découle évidemment de la baisse des taux d'intérêt, mais aussi du recours plus grand aux marges hypothécaires plutôt qu'à d'autres formes de crédit qui coûtent plus cher en intérêts. Très bien.

Toutefois, environ 6 % des ménages consacrent plus de 40 % de leur budget au remboursement de leurs dettes, un seuil jugé critique. Une remontée des taux d'intérêt ou encore une hausse du niveau de chômage pourrait leur être fatale.

Les jeunes sont particulièrement vulnérables. Comme la hausse des prix de l'immobilier a été beaucoup plus forte que celle de leurs revenus, les jeunes ménages de la génération actuelle qui sont propriétaires de leur logement ont un taux d'endettement bien plus élevé que les générations précédentes au même âge.

Il est vrai que les jeunes d'aujourd'hui profitent de taux d'intérêt extraordinairement faibles. Mais si les taux remontent - ce qui n'est pas dans les cartons à court terme -, ils vont pédaler pour se débarrasser d'une hypothèque bien plus élevée que celle des générations précédentes.