On avait promis de ne jamais jouer au baseball dans la ruelle quand la Pontiac du voisin est garée dans son entrée du garage. Mais nous sommes à la fin octobre, en pleine Série mondiale. Les A's d'Oakland affrontent les Expos. On n'a pas le temps d'attendre que M. Hardy aille faire ses commissions du samedi. Surtout qu'ils annoncent de la pluie pour cet après-midi.

Jusqu'à la 9e manche, tout va très bien. C'est zéro partout. Zéro à zéro, le score. Et zéro dommage dans le voisinage. Puis Vida Blue envoie une balle rapide en plein coeur du marbre. Ken Singleton frappe une flèche le long de la ligne du troisième but, hors de la portée de Sal Bando, directement sur le phare de l'auto qui éclate. Tant pis. Ce n'est pas le moment de constater les dégâts, la balle est toujours en jeu. Singleton glisse sauf au deuxième, pendant que Parrish inscrit le premier point du match. Les Expos prennent les devants dans la série. Tout va très bien. Mais ça ne va pas durer. Parce que Ken Singleton, c'est moi. Le héros du match, mais aussi celui qui a brisé le phare de la Pontiac.

Il pleut. Je lis un Michel Vaillant dans le salon. Le téléphone sonne. C'est toujours ma mère qui répond. Pas cette fois. Elle est partie magasiner chez Eaton. Mon père décroche. C'est M. Hardy. Mauvais timing. Il n'est pas content. Mon père fronce les sourcils. Ça va mal aller : « Stéphane, est-ce que c'est toi qui as brisé le phare gauche de la voiture de M. Hardy ? »

Je dis oui. Mais le oui le plus faible, jamais prononcé. Un oui si faible que l'on pourrait croire que c'est un non. Mon père réplique : « Je ne t'ai pas entendu... » Je dis un oui franc. Et c'est l'explosion ! Mon père hausse le ton : « Qu'essé que je t'avais dit ? » Ayoye ! Je me fais parler dans le casque. Le casque de baseball, pour être précis. Une colère de mon père, c'est au moins un 6 sur l'échelle Richter. Ça fait peur :

« T'ÉCOUTES RIEN DE CE QU'ON TE DIT ! TU FAIS TOUJOURS À TA TÊTE ! FINI LE BASEBALL DANS RUELLE ! TU ME COMPRENDS-TU ??? F...I...I...N..I...I ! PIS CE SOIR, T'AURAS PAS LE DROIT DE REGARDER LE...LE... CA... CA... CA...  »

Ça arrive à mon père de buter sur un mot. Il bégaie, de temps en temps. Surtout quand il est énervé. Ou intimidé. Ou gêné. En ce moment, c'est parce qu'il est en maudit. Comme toutes les fois où ça lui arrive, j'aimerais ça l'aider. Terminer sa phrase pour lui. Mais ce n'est pas une bonne idée. D'abord parce qu'il n'aime pas ça. Et ensuite, je ne suis pas pour l'aider à dire que je vais être privé du match du Canadien ! Normalement, son bégaiement se résout après deux secondes. Cette fois, il reste accroché plus longtemps.

C'est fou, mais chaque fois que mon  père me chicane et qu'il se met à bégayer, ça me console. 

Parce que pendant un court instant, au lieu de me dire pauvre moi, je me dis pauvre papa. Je réalise que j'ai toujours autant de tendresse pour lui. Même quand il est en crisse après moi. Ça humanise son rapport d'autorité. Et ce qu'il y a de bien avec son bégaiement, c'est que ça annonce la fin de l'engueulade. Arrivé à ce stade, mon père préfère se taire. Il n'est jamais allé au bout de sa pensée. Quelques heures plus tard, il s'était calmé. J'ai pu regarder La soirée du hockey. Après tout, il ne me l'avait jamais interdit au complet.

En ce 22 octobre, c'est la Journée internationale du bégaiement. Un problème d'élocution que l'on banalise. Parce qu'il nous fait rire. Plusieurs humoristes en ont fait une carrière. Les lecteurs de 40 ans et plus se souviendront de Marcel Giguère qui nous donnait rendez-vous près du pont-tunnel Hippo...po... Hippo...po ! C'est drôle pour ceux qui écoutent. Mais pour les bègues, c'est pas drôle pantoute. Quand mon père bégayait, il ne laissait rien voir de son désarroi, mais en dedans, ça devait le chavirer un peu. Mon père était chanceux. C'était un bègue très occasionnel. Ceux qui sont pris avec ce problème au quotidien doivent surmonter des montagnes de préjugés. Et surtout d'impatience. On a tous le réflexe de vouloir compléter le mot que la personne tente de dire. C'est comme un Wheel of Fortune oral. On achète un B ou un R. Le respect, c'est de rester à l'écoute. Et de comprendre que ce n'est pas la pensée qui bloque. La pensée est aussi rapide que la nôtre. C'est à la sortie que ça bloque. Comme à la sortie du pont-tunnel Hippo...po...

J'aimerais dire à tous les petits culs qui bégaient de ne pas s'enfermer dans le silence. Bien sûr, il y aura toujours des cons pour rire de vous. Mais c'est pas grave. Eux n'expriment que leur bêtise. Vous, vous avez de belles choses à dire. Et ce n'est pas parce qu'elles prennent plus de temps à être transmises que vous devez les taire. Aristote, Isaac Newton, Jean-Jacques Rousseau, Winston Churchill, Albert Einstein bégayaient, et ils ont tous été entendus. Pour le bien de tous. Alors, parlez-nous. Pour le bien de vous. Pour le bien de nous.