Cher facteur,

J'ai attendu, toute mon enfance, votre venue avec impatience. Ma tante préférée m'avait abonné au Journal de Tintin que je recevais directement de la lointaine Europe, terre de mes héros; Michel Vaillant, Ric Hochet et Olivier Rameau. Il était plié dans une enveloppe en papier brun glacé avec mon nom dessus. Avoir son nom sur une enveloppe était un grand accomplissement. Ça rendait un petit cul grand.

Livrer le courrier chez nous n'était pas chose facile. Nous n'avions pas de gros chien, mais une petite chatte qui attaquait les enveloppes dès que vous les insériez dans la fente au bas de la porte. Pour elle, chaque lettre était une souris tentant de s'infiltrer dans la maison. Des fois, ce sont vos doigts qui recevaient les coups de griffes. Fétiche n'était pas la seule à se précipiter vers l'entrée pour chacune de vos visites. Ma soeur courait voir si son amoureux américain lui avait fait une nouvelle déclaration. Mon frère se pressait aussi, mais uniquement pour les timbres qu'il collectionnait. Ma mère aimait bien fouiller dans le courrier pour trouver des cartes postales de sa soeur, la bohème. Il n'y a que mon père qui était complètement indifférent à la poste. Faut dire qu'il ne recevait que des factures.

On vous croisait, parfois dans le quartier. Le visage basané même en hiver, le pas alerte, tenant en bandoulière le destin des gens de Notre-Dame-de-Grâce. Sur les trottoirs, les passants sont tous des figurants. Le rôle principal appartient au facteur. Chaque maison est pour vous une destination. Chaque maison est votre lieu de travail.

Recevoir un courriel est une chose banale, mais recevoir une lettre est un événement spécial. Et ce fut toujours ainsi, même au temps où c'était le principal moyen de communiquer. Parce qu'il y a, dans l'arrivée de l'objet, un exploit. Une attention partagée. Toutes les lettres ont du vécu. Toutes les lettres ont du millage. Toutes les lettres sont un voyage. Quelqu'un l'a laissée tomber dans une boîte à Rio ou à Rigaud, et des dizaines de personnes l'ont manipulée pour qu'un beau matin, elle apparaisse sur le tapis du portique, comme un génie sortant d'une bouteille. Il y a dans la chaîne humaine nous permettant de recevoir une lettre de rupture, un valentin ou une facture d'électricité, un effort collectif d'un grand romantisme. Cette époque achève. Comme vous le savez, Postes Canada a annoncé, cette semaine, que d'ici cinq ans, on mettrait fin aux livraisons à domicile. Dans un avenir prochain, il nous faudra quérir notre courrier dans des endroits précis. Votre métier, tel que vous le pratiquez encore aujourd'hui, est appelé à disparaître. Comme celui, jadis, des allumeurs de réverbères. 

Je veux vous dire merci. Pour tout ce que vous avez fait pour nous. Pour toutes vos ampoules aux pieds pour mettre de la lumière dans nos yeux. Merci d'avoir été le messager de nos victoires et de nos échecs. Quoi que disent les bureaucrates, vous n'êtes pas d'une autre époque. On a encore besoin de vous.

Ce qui s'écrit dans un message texte ou un courriel n'a rien à voir avec ce qui s'écrit dans une lettre. Il faut les deux. Les courriels pour l'immédiat, le travail, les choses courantes, les commissions, les directions, les mots pratiques. Les lettres pour les grandes demandes, les doux aveux, les invitations, les remerciements, les mots du coeur.

On reçoit en ce moment plein de cartes de Noël électroniques. Avec des belles animations et de la musique. Ho! Ho! Ho! C'est bien sympathique, mais est-ce vraiment des cartes de Noël? Une carte de Noël, c'est un cadeau. C'est une décoration. C'est une matière. Ça se touche. Ça se met sur le manteau de la cheminée. Ça habite l'espace. Ça se regarde de loin, pendant qu'on attend la visite. Pour bien des gens, c'est même la seule visite. Il faut que ça existe. En trois dimensions. C'est comme envoyer la photo d'une auto à quelqu'un. On ne vient pas de lui donner une auto. Une carte de Noël électronique, ce n'est pas une carte de Noël. C'est la photo d'une carte de Noël.

Bien sûr, ça coûte moins cher, c'est moins de trouble. La photo d'un sapin aussi, ça coûte moins cher, c'est moins de trouble, mais ça n'illumine pas une maison.

J'ai peur qu'en privant les Canadiens d'un service postal comme nous en avons toujours connu, on en vienne à perdre les sentiments qui nous poussent à écrire sur du papier, à parfumer la lettre, à faire un dessin pour grand-maman. Les sentiments qui ne sont pas instantanés, les sentiments qui ne fanent pas à l'instant. Les sentiments qui prennent du temps et qui durent longtemps.

Bien sûr, on pourra encore envoyer des lettres qui seront livrées à des endroits spécifiques, mais leur réception ne sera plus un moment magique. Ce sera une corvée de plus. Tant et si bien, que pour ne pas déranger le destinataire, on n'en enverra plus, de peur que grand-papa tombe sur la chaussée, juste avant les Fêtes, pour aller chercher une carte lui souhaitant la santé.

Ami facteur, dans un monde idéal le service que vous rendez ne serait pas remplacé par la technologie. Parce que la technologie ne se substitue pas à la poste, c'est juste autre chose. Comme un synthétiseur ne remplace pas un violon. Chacun son son.

Je vous souhaite de joyeuses Fêtes quand même. Plein d'amour et de longues marches.

En espérant que vous êtes abonné à La Presse et que cette lettre apparaîtra sur votre paillasson, ce matin. Sinon, il y a toujours l'iPad... 

À bientôt, et pour longtemps, j'espère.