Au début des années 80, j'écrivais mes idées, mes textes, mes notes de cours, mes lettres, mes poèmes et mes mots d'amour avec un stylo Bic bleu, pointe moyenne, sur des feuilles lignées à trois trous.

J'avais dans mon bureau des colonnes de chemises de toutes les couleurs remplies de feuilles gribouillées que moi seul étais capable de lire. Quand je devais remettre une de mes compositions à quelqu'un, je la tapais, au propre, sur la machine à écrire électrique IBM de ma mère. Avec la petite boule qui tournait au milieu en martelant les mots. Quand je voulais en garder une copie, je plaçais un papier carbone entre deux feuilles blanches. Et je tapais plus fort.

J'avais des amis qui travaillaient déjà à l'ordinateur, mais je ne les enviais pas. Au contraire. L'engin n'avait rien d'attirant. On aurait dit un appareil militaire. Trop gros. Trop lourd. Trop gris. Sur l'écran, il y avait un petit carré qui flashait toujours. Les caractères étaient mangés. Devant nous apparaissait un monde codifié, binaire, austère. Un monde KGB.

George Orwell avait tout vrai: 1984, c'était l'ère de Big Brother. L'ordinateur, sa créature. Le monstre intelligent du docteur Frankenstein. Le poète que j'étais ne se convertirait pas à ça. Jamais. Vivement la feuille blanche que l'on pouvait toucher, rouler, froisser. Sur laquelle on réparait ses erreurs avec du liquide correcteur, en l'appliquant délicatement avec le petit pinceau. La faute de frappe disparue, on soufflait dessus pour que ça sèche. Puis on retapait sur la croûte blanche le même mot avec la bonne orthographe. Un savant bricolage qui laissait quand même paraître le nombre de fois où l'on s'était trompé! C'était un temps où les erreurs ne disparaissaient jamais complètement. C'était un temps où les erreurs, il fallait les assumer.

Les ordinateurs maison sont devenus de plus en plus populaires, mais je continuais obstinément à taper romantiquement sur une machine à écrire mes articles pour le magazine CROC et mes sketches pour André-Philippe Gagnon. Pas question de prendre le virage technologique, je préférais être dans le champ. Puis, j'ai vu un Mac. L'objet était beau. Sa ligne soignée. On n'était plus dans l'armée, on était aux beaux-arts. Sur l'écran, les caractères étaient ronds. En bas à droite, il y avait une petite poubelle qui s'ouvrait quand on voulait détruire un document. On trouvait ça drôle. La souris était douce. Cet ordinateur ne parlait pas le vulcain ni le morse, il parlait le langage de l'humain. Non seulement je le comprenais, mais il me comprenait aussi. Enfin, un engin qui veut me plaire. La tentation était trop forte, il m'en fallait un. J'ai croqué la pomme.

Et comme le solitaire qui a trouvé l'âme soeur, je me demande bien comment j'ai pu faire pour vivre tout ce temps sans lui.

Depuis maintenant plus de trois décennies, je passe mes journées assis devant un Mac. De tout ce qui existe en ce bas monde, ce sera sûrement ce que j'aurai le plus fixé quand je fermerai les yeux pour toujours. Heureusement, il y a des photos de ma blonde dedans.

Steve Jobs a transformé Big Brother en ami. Il a humanisé l'ordinateur. Il a donné un coeur au Tin Man, à l'homme en fer. Steve Jobs fut le magicien d'Oz du monde réel et virtuel.

Son talent n'a pas seulement permis à Apple de devenir l'empire créatif le plus puissant, il a aussi transformé tous les ordinateurs, toutes les machines intelligentes de la planète, quelle que soit la marque. Parce qu'ils l'ont tous copié. Il y a les ordinateurs avant le Mac, et il y a les ordinateurs après le Mac.

Avant, c'était une boîte à accomplir des tâches, comme une photocopieuse ou une machine à laver. Après, c'est devenu une boîte à images, une boîte à musique, une boîte à surprises, une boîte à réfléchir, une boîte à vivre. Un engin indispensable qui intègre tous les autres et les personnalise.

L'ordinateur n'est plus froid. L'ordinateur est chaud. Il n'est plus cold. Il est cool. Surtout celui d'Apple. Les PC ont beau l'imiter, et être beaucoup plus vendus, le propriétaire d'un MacBook, d'un iPhone ou d'un iPad aura toujours l'air plus heureux. Quand on tape sur un PC, on travaille, quand on tape sur un Mac, on s'amuse.

Si Steve Jobs n'avait pas existé, je rongerais encore mon stylo Bic. Et j'aurais sûrement accompli moins de boulot. Car un ordinateur efficace, ce sont des centaines d'heures gagnées à ne pas transcrire, chercher, recommencer. C'est être à seulement un clic d'avoir une idée, à seulement un clic de la propager. Steve Jobs portait bien son nom. Il nous a permis d'avoir plus de jobs. En les rendant tellement plus agréables.

Tant qu'il y aura des Steve Jobs, la maudite machine ne nous avalera pas. Au contraire, elle nous sourira.

Un grand créateur vient de rendre l'âme. Espérons que le plus grand de tous a pensé à inclure à la vie un bouton redémarrer. Ce serait bien agréable de le retrouver.

Joyeuse Action de grâce à tous. Utilisez donc votre ordinateur pour remercier au moins une personne grâce à qui votre vie est plus belle.

C'est ce que je viens de faire.

Merci, monsieur Jobs.