Est-ce que les hippies existent vraiment? Je n'en suis pas certain. Nous sommes en 1969. J'ai 8 ans. Et je n'en ai jamais vu encore. Même pas un. Un vrai. En personne. À la télé, il y en a plein. Des hippies à San Francisco, des hippies à Washington, des hippies à Woodstock. Ils sont fascinants. Ils ont tellement de cheveux, tellement de poils, même les filles. On dirait des plantes. D'ailleurs, des fois, il y a des fleurs qui poussent sur eux. Au bout de leur barbe ou de leur chapeau. Il ne veulent qu'une chose : l'amour. Pas l'amour avec une blonde, l'amour avec tout le monde. Ils aiment. C'est leur seule occupation. On dirait qu'ils arrivent d'une autre planète, tellement ils n'ont pas rapport avec le monde qui les entoure. Avec les travailleurs, les policiers, les patrons, les gens qui fonctionnent, les gens qui opèrent. Les gens qui n'ont rien compris. Et comme les extraterrestres, on en parle beaucoup, mais on en rencontre rarement.

Dans ma famille, il n'y en a pas. Mes parents ont dans la mi-quarantaine. Ce ne sont vraiment pas des hippies, même pas des yéyés. Mon père est fonctionnaire. Les cheveux courts, toujours en complet. Il refuse de porter un col roulé. Il trouve ça trop flyé. Jean Lajeunesse a beau en porter dans Quelle famille!, ça ne l'influence pas. Un homme sérieux est en cravate. Ma mère, elle, porte quand même ses jupes plus courtes qu'elle ne les portait avant. Mais c'est tout. C'est le seul impact du mouvement flower power sur sa vie. Elle ne fait pas pousser de mari dans ses plants de tomates. Elle ne danse pas le gogo au ralenti. Ma soeur de 12 ans, elle, danse. Mais le ballet classique. Elle n'écoute ni Janis ni Jimi. Elle écoute Bach et Tchaïkovsky. Mon frère a 15 ans, il pourrait être un hippie précoce, en révolte contre mes parents et le système. Pas du tout. Il est sérieux. Il étudie. Il veut devenir médecin. Cet été, il n'est pas allé à Woodstock. Il est allé à Kennebunck avec papa et maman.

À l'école, il n'y en a pas. On n'a même pas encore de duvet dans le visage. Aucun de mes copains ou copines ne vit dans une commune. Personne qui se fait encore allaiter. Personne qui n'a de cahier en écorce de boulot. Il y a bien quelques profs qui ont maintenant les cheveux par-dessus les oreilles, mais on est loin du Grand Antonio.

À l'église, il n'y en a pas. C'est sûr qu'une soutane, ça ressemble un peu à un gros poncho, mais sa couleur est blanche et classique. Pas jaune avec des motifs psychédéliques. De toute façon, le curé n'aime pas les hippies. Il les fustige dans ses sermons. Faut croire qu'il n'aime pas la concurrence, il a peur pour son job, il veut être le seul à parler d'amour. Je regarde toutes les bonnes familles sur les bancs, aucune qui ressemble à la famille Ono-Lennon. Il y a quelques pantalons éléphants, quelques chemises mauves ou orange, mais rien pour déranger l'ordre établi.

Je suis allé au parc Girouard pour essayer d'en trouver. Les hippies aiment bien les parcs, je l'ai appris dans un documentaire. J'ai cherché partout. Derrière chaque buisson. Personne qui grattait la guitare. Personne qui chantait Puff, The Magic Dragon. Que des petits vieux et des petits culs. Comme moi.

J'ai espéré longtemps que les hippies envahissent le quartier. Qu'ils viennent changer le monde. Qu'on devienne tous amis. Qu'on devienne tous des frères. Que tout soit à tout le monde. Que la vie soit un partage. Que la vie soit une fête. J'attendais les hippies, c'est l'armée qui est arrivée. À l'automne 1970, il y avait un soldat au coin de ma rue. Et un autre devant l'école. Et un autre devant la banque. Le rêve était fini, l'innocence perdue. Des hippies, il n'y en avait plus. Même à la télé, ils avaient disparu. En 1971 sont arrivés les granolas. Mais ce n'était plus la même chose. Ils avaient les cheveux longs, ils s'habillaient lousse, ils vivaient ensemble. Mais ils ne voulaient pas changer le monde. Ils avaient compris que c'était impossible. Ils voulaient juste tripper. Et ils trippaient.

Presque 10 ans se sont écoulés avant que je rencontre mon premier vrai hippie. Une rencontre du troisième type, en chair et en os. J'étais au cégep. C'était mon prof de philo, M. Bleau. Il avait une grosse barbe. Des chemises en jean avec des fleurs. Il parlait de Socrate et de Platon comme si c'était ses chums. Quand les élèves étaient trop dissipés, il ne disait rien, il regardait par la fenêtre. Il rêvait.

Il voulait encore changer le monde. Mais il était tout seul. Pas tout à fait. J'étais avec lui. Je l'aurais bien aidé, mais j'avais des devoirs à faire.