Il est question ici de 1960, environ.

Mes parents avaient pris l'habitude de louer une maison d'été sur les bords de la rivière des Mille-Îles.

Pour un petit garçon de la ville - j'avais 7-8 ans -, Laval était à cette époque un véritable dépaysement. Il y avait des petits bois partout et une carrière de sable qui était pour moi le Sahara, un lieu fascinant où je passais des heures à imaginer des aventures à dos de chameau.

Dans un des petits bois, j'avais passé quelques jours à bâtir un piège en cas d'invasion de l'ennemi. Il s'agissait de creuser un trou, de le recouvrir de branches, puis de feuilles. Si le barbare osait approcher, il tomberait dans la fosse et je pourrais le faire prisonnier.

Mais le sol était dur et après des heures de travail, la fosse était creuse d'un pied environ. J'en avais assez de la pelle. L'ennemi se tordrait une cheville, c'est tout, et ça serait tant pis pour lui.

Je me souviens avoir grimpé assez haut dans un arbre, ce qui ne devait pas être très haut, mais on ne grimpait pas dans les arbres à Rosemont. J'avais demandé à un petit copain de me lancer mon revolver, au cas.

Les jouets étaient faits en fer en 1960 et j'avais reçu le Colt sur la gueule. Du sang plein le visage et une chute de l'arbre...

Ils m'ont ramené au chalet et ma mère a failli s'évanouir. Ce n'est pas facile d'être le fils aîné d'une Italienne. Soit que vous êtes en train de mourir à la moindre fièvre, soit que vous êtes en train de la faire mourir chaque fois que vous ne lui obéissez pas.

Vous ne pouvez pas gagner. La mort est toujours proche.

Mais le trésor de l'été était sans contredit la plage de sable fin située à Laval-Ouest, près de ce qu'on appelait le Cosy Corner. Le Cosy Corner, c'était pour la crème glacée à la fin de la journée à la plage.

Pour se rendre à la plage, on passait devant un cinéma en plein bois qui ressemblait à un abri nucléaire. On parlait beaucoup d'abris nucléaires en 1960. Le cinéma était un tube de tôle avec une devanture qui voulait rappeler Hollywood.

Les jours de pluie, on m'envoyait avec mes cousins voir des films d'Elvis, de Jerry Lewis et un film de cowboy ou de guerre, en bonus. Tous dans la même journée.

J'aimais beaucoup les week-ends lorsque le clan des King se réunissait pour un pique-nique à la plage. Une grande famille du Plateau Mont-Royal, pas le Plateau d'aujourd'hui, mais celui des cabarets, de Fernand Gignac et Lili St-Cyr. (Une légende familiale voulait que nous ayons un lien de parenté avec la sulfureuse strip-teaseuse.)

Le clan était un joyeux ramassis de Québécois, d'Irlandais et d'Italiens, entremariés et tous catholiques, de la rue Rivard.

À la fin de la journée, les parents prenaient un petit verre dans des chaises pliantes et les enfants riaient de les voir si drôles et si joyeux, comme à Noël.

Ils jouaient parfois aux quilles, d'autres fois les femmes allaient au bingo et je devais écouter le caller de boules en m'ennuyant ferme. On me donnait des croustilles et autres junk foods pour me faire taire.

J'ai découvert, à Fabreville Beach, que mon père, cet homme tout à fait de la ville, était très à l'aise dans la nature. Il savait garder la nourriture au frais dans un ruisseau, construire un abri, tailler les arbres et entretenir la pelouse. Je ne le voyais jamais aussi heureux, aussi souriant.

Il disait qu'il avait appris tout ça dans l'armée, pendant la Seconde Guerre mondiale. J'ai su beaucoup plus tard qu'il avait été parmi les soldats canadiens chargés de libérer les Pays-Bas.

Ces étés sont demeurés gravés dans ma mémoire avec une clarté qui me surprend aujourd'hui. Parfois, dans mes rêves, je revois les lieux des étés du début des années 60, intacts.

C'est moi qui ai mis fin à ces journées tranquilles à la campagne en découvrant une passion qui allait occuper mes 10 étés suivants: le baseball.

Je refusais de quitter la ville, mes copains, mon équipe...

Ma mère était furieuse. Mon père ne disait rien. Il adorait le baseball et il aimait bien mes copains. Certains sont toujours mes amis aujourd'hui.

Une vingtaine d'années plus tard, avec un certain remords, je suis retourné à Fabreville Beach, une journée de spleen.

Les petits bois avaient disparu pour faire place à des rangées de maisons. Le Sahara était beaucoup plus petit que je ne le croyais. L'abri nucléaire tenait toujours, mais il était abandonné depuis longtemps.

La belle plage de sable fin était devenue un dépotoir à carcasses d'automobiles. Et je n'aurais pas mis un orteil dans la rivière des Mille-Îles.

Je n'en croyais pas mes yeux. Je suis resté un bon moment, en silence. Ébranlé.

Est-ce ainsi que les hommes vivent?

En 2014, il y a des gens qui font de jolies randonnées en kayak sur la rivière et ses environs. Les hommes ont regretté leurs erreurs et ont tenté de réparer les dégâts.

En 2014, mes parents et une grande partie de ma famille ont disparu. Mes cousines et cousins se sont dispersés.

Je ne sais pas si j'en suis tout à fait remis.