Lorsque Jacques Rougeau nous a parlé de son nouveau projet, nous avons hésité. Je suis de la génération qui a connu les promoteurs sans scrupules qui exploitaient des handicapés dans des cabarets ou des salles de spectacle.

Mais nous connaissons Jacques Rougeau, sa famille reconstituée de sept enfants, ses galas de lutte «familiale», entre l'acrobatie et le cirque, sans violence, sang, femmes en petite tenue et alcool, d'où l'on sort en souriant. Nous savons aussi que Jacques passe ses soirées à visiter des écoles pour prévenir les jeunes contre la drogue, l'alcool, l'intimidation, la violence, etc.

Rendez-vous, donc, à l'école de lutte Jacques Rougeau dans le sombre parc industriel de Le Gardeur. Notre homme est dans l'arène avec deux nouveaux lutteurs. Simon Roy, 25 ans, et Steve Corbeil, 19 ans.

Le premier souffre de TED (troubles envahissants de développement). Il a des problèmes de socialisation, d'apprentissage lent, d'anxiété. Son père nous dit qu'il entend des voix qui lui commandent de ne pas répondre aux autres, de ne pas communiquer.

Steve Corbeil est dysphasique, il a des problèmes de motricité fine et globale, de langage et de compréhension. Jacques Rougeau lui a dit qu'il ne pouvait pas boiter dans l'arène, alors, avec le temps, il ne boite plus et se déplace entre les câbles avec une agilité étonnante.

Tous les deux ont demandé à leurs parents de les inscrire à l'école de lutte. À notre arrivée, ils culbutent ensemble, se lancent dans les câbles, exercent leurs jeux de pieds et leurs prises et ils jouent des scènes typiques de lutteurs.

Simon, le méchant, qui a choisi le surnom de Khaos, tend la main à Steve...

- On se donne la main...

- Non, je ne te donne pas la main. Tu es salaud...

- Donne-moi ta main...

- Tu vas me donner un coup de genou...

- Mais non...

Nous, dans les gradins, nous crions non! non! Ne lui donne pas la main! Steve tend la main et Simon lui donne un coup de genou. Nous crions chouuu!

Et le combat reprend... Culbutes, roulades... Simon refuse tout à coup de plonger par-dessus Steve. Il craint de lui faire mal. On se reprendra plus tard, dit le prof Rougeau, c'est notre plus belle scène, le gros qui passe par-dessus le petit... Tu le faisais la semaine dernière. Tu es capable.

***

Daniel Roy, le père de Simon, accompagne son fils à tous les entraînements. «Simon était toujours dans sa bulle, il ne supportait pas que quelqu'un le touche sans se fâcher. Même moi, je ne pouvais pas lui donner une petite tape amicale sur l'épaule.

«Aujourd'hui, il se laisse toucher, il regarde les gens dans les yeux, il demande des nouvelles des autres. Il ne pense plus seulement à lui.

«Simon voulait être le bon, il a pris du temps à accepter d'être le méchant. C'est maintenant un gars qui veut défendre et sauver les autres, comme un superhéros. Ce sont des gens qui vivent dans l'immédiat, alors apprendre une chorégraphie, à jouer un texte, c'est de l'inconnu pour lui. Un exploit chaque fois.

«Je pense que le secret de M. Rougeau est de lui avoir donné une confiance en soi. Il a réussi à le rendre sociable, à lui apprendre à respecter les gens, à faire confiance, à se laisser guider. Il va maintenant pouvoir apprendre un métier, entrer sur le marché du travail. Il veut être utile.»

***

Steve Corbeil a choisi le surnom de Thunder et il montera sur le ring au son de la chanson Thunderstruck, de AC/DC. Parce que les gars livreront un combat dans une série de galas de lutte durant la période des Fêtes. Devant deux ou trois mille personnes.

- Êtes-vous nerveux?

Ils répondent ensemble... «Oui, un peu, mais on a hâte». Simon ajoute:

- Je ne lâcherai pas mon entraînement. Je ne suis pas un lâcheur et je vais le prouver.

Ses mots sortent comme d'une mitraillette.

Pour Steve... «C'était un rêve pour moi...» Il parle doucement, avec peu de mots.

- Êtes-vous devenus des amis après deux ans?

- Non, répond Simon, on ne peut pas être des amis. On est des connaissances. Mais on ne se chicane jamais. On s'entend très bien.

***

Steve Corbeil revient de loin. Sa mère, Diane Duquette, raconte: «Les spécialistes me disaient qu'il ne ferait rien dans la vie et qu'il faudrait le placer dans une institution un jour. Ils me disaient ça devant lui, ils n'attendaient même pas qu'on soit seuls. Steve sortait de là en pleurant. Il comprenait très bien.

«Un jour, il m'a demandé de faire de la lutte chez Jacques Rougeau, comme son ami qui est handicapé lui aussi. Il ne savait pas s'il serait capable, mais il voulait essayer. Deux ans plus tard, il ne boite plus. Sa motricité s'est beaucoup améliorée.

«Un jour, un de ses professeurs m'a demandé ce qui se passait avec Steve. Il ne parlait jamais en classe, maintenant il est toujours le premier à lever la main pour répondre aux questions. Il se mêle aux autres, lui qui était tellement solitaire. Il fait des blagues. Les spécialistes me disaient qu'il ne ferait jamais de phrases de plus de deux mots, mais il fait des phrases de plus en plus longues. À l'école, ils n'en reviennent pas.»

Comme le père de Simon, Mme Duquette croit que la clef de l'épanouissement de son fils est l'estime de soi que Jacques Rougeau lui a insufflée. «Il n'en avait pas. Il lui a donné de l'espoir, il l'a valorisé. Les autres lutteurs le traitent comme un égal, ils l'encouragent. Ça l'a beaucoup aidé.

«Nous sommes très surpris. On ne s'attendait vraiment pas à ça. Nous devons beaucoup à Jacques Rougeau. C'est notre plus belle récompense après toutes ces années difficiles.

«Steve est présentement stagiaire dans une maison de retraités. Ils sont très satisfaits de lui. Il aimerait bien avoir un poste.»

***

Jacques Rougeau avait prévenu les parents de Steve et de Simon: «N'ayez pas d'attentes trop élevées. Ils ne feront jamais de combats.»

Il a changé d'avis. «Avec le temps, j'ai vu des déblocages, puis des blocages... C'était très long. Un jour, je leur ai demandé de cesser de regarder le plancher, de faire face à la foule et de crier «C'est moi le boss!» Ils ont commencé tout bas, puis plus fort et plus fort. On a beaucoup avancé ce jour-là.»

Rougeau se souvient des débuts de Simon, il était très impoli...

«Je l'ai remis à sa place tout de suite. Ici, on respecte tout le monde ou on s'en va...»

Il ne voulait pas s'en aller.

«Au dernier entraînement, pendant que j'entraînais Zorro, j'ai vu Simon bavarder avec la blonde de Zorro. Ç'aurait été impensable il y a deux ans. Il parlait seulement à son père et à moi. Il ne communiquait avec personne d'autre... Je pense que ces deux garçons ont appris bien plus que la lutte. Et je me rends compte que moi aussi j'ai appris beaucoup de choses avec eux.»

Khaos et Thunder s'affronteront le 27 décembre à l'aréna Marcel-Bonin de Joliette, le 28 à l'aréna Boisbriand et le 29 au Complexe Jocelyn-Thibault de Sherbrooke.

Les lutteurs ont hâte, les parents ont hâte, Jacques Rougeau a hâte et, franchement, j'ai hâte moi aussi.