Le mouvement #metoo a-t-il accentué la division entre les hommes et les femmes ?

La question a donné lieu à un sursaut de saine colère au Women's Forum qui se déroulait à Toronto jeudi et vendredi. Ce forum international, qui existe depuis 14 ans, avait pour but cette fois-ci de formuler des recommandations sur l'égalité hommes-femmes pour les décideurs du Sommet du G7 qui se réuniront à La Malbaie le mois prochain.

Pour vous donner une idée du type d'événement qu'est le Women's Forum, lorsque je m'y suis inscrite sur le site, le choix de titres, en plus des très banals « monsieur » et « madame », incluait « prince » et « princesse », « baron » et « baronne », « sheikh » et même « sheikha »... J'ai dû me contenter d'un simple « madame ».

Ma princesse à moi lors de ce forum qui ne manquait pas de voix inspirantes : Rahaf Harfoush, jeune anthropologue numérique et professeure associée à Sciences Po Paris, dont les mots indignés durant un débat du New York Times sur les conséquences de #metoo ont soufflé l'assistance.

Après que des panélistes eurent fait valoir que le mouvement né dans la foulée de l'affaire Weinstein avait favorisé la montée d'un « tribalisme » sur Twitter et eu des conséquences terribles pour de nombreux hommes désormais terrorisés à l'idée de se retrouver seuls au travail avec une femme (de crainte d'être accusés à tort d'agression sexuelle), Rahaf Harfoush a invité tout le monde à recadrer le débat.

On fait fausse route en traitant des conséquences de #metoo sous l'angle de la division entre les sexes, a souligné avec justesse la jeune femme. 

« It's not a divide. It's a disease. » Ce que le mouvement a révélé, ce n'est pas une division, mais bien un mal profond.

Ce mal affecte tous les domaines de la société, des campus universitaires aux organisations financières, de Hollywood aux compagnies d'assurances... Mais le mouvement #metoo n'est pas à la source de ce mal, a rappelé Rahaf Harfoush. « Tout ce que #metoo a fait, c'est de rendre ce mal visible. Tout ce qui est arrivé à ces femmes est déjà arrivé avant. Et ça continue d'arriver. La différence, aujourd'hui, c'est qu'on en parle. »

Si ce mouvement a créé une division, ce n'est pas une division entre hommes et femmes, mais bien entre gens « décents » et « prédateurs ». « Il s'agit d'une division entre des gens qui suivent les règles et d'autres qui systématiquement abusent de leur pouvoir et le font en toute connaissance de cause. »

Et lorsque la seule « solution » de l'après-#metoo consiste pour un homme à ne plus se retrouver seul au travail avec une femme, c'est signe que l'on a bien du chemin à faire. « Si c'est le cas, il faudrait vous regarder dans le miroir et voir ce que ça dit sur votre façon de voir les femmes et de les respecter. »

Aux détracteurs du mouvement #metoo qui l'accusent de célébrer un discours victimaire, Rahaf Harfoush a rappelé le sort trop souvent réservé à celles qui osent parler. « Elles ont des menaces de mort, des menaces de viol. Elles voient leur réputation détruite... »

Nous devons saluer le courage de ces femmes, a dit Rahaf Harfoush. Car ce courage a un prix, tant sur le plan personnel que professionnel.

« Si votre réponse à tout ça est de dire : "J'aimerais tant revenir à une époque où tout était moins compliqué..." Vous savez quoi ? Cela a toujours été aussi compliqué. Vous ne faites pas partie de la solution si vous faites partie du problème », a conclu la jeune femme, dont le discours, livré avec aplomb, a été accueilli par une salve d'applaudissements.

Rencontrée après le débat, Rahaf Harfoush revendiquait haut et fort sa saine colère. « C'est normal d'être en colère. Mais des fois, on saute cette étape... Parce qu'on ne veut pas être vue comme une femme en colère. Mais pour moi qui ai eu l'incroyable privilège d'être sur scène et de capter l'attention de l'auditoire, je voulais juste dire, au nom de ce mouvement, au nom de toutes les femmes, que je suis vraiment en colère et que nous devons être en colère ensemble. Mais pas en colère contre les hommes. Plutôt contre les gens qui abusent du système », a dit la jeune femme, en précisant qu'elle doit sa carrière à des mentors qui ont été des hommes pour la plupart.

« Tous mes mentors ont été incroyablement généreux et gentils. Aucun, jamais, n'a fait quoi que ce soit de "limite" avec moi. Je sais et nous savons tous qu'il y a beaucoup d'hommes comme ceux-là. Et nous ne leur rendons pas service en faisant de cet enjeu une division hommes-femmes. »

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Je ne connaissais pas Rahaf Harfoush avant de la rencontrer au Women's Forum où elle participait aussi à un fascinant panel sur la façon dont les technologies émergentes façonnent notre culture. Mais à 33 ans, cette Canadienne d'origine syrienne qui a grandi à Toronto et travaille aujourd'hui à Paris est déjà bien connue et a un parcours impressionnant. Elle est coauteure d'un best-seller du New York Times (The Decoded Company, 2014). Bénévole pour la campagne de Barack Obama en 2008, elle a fait partie de son équipe de stratèges des nouveaux médias. L'année suivante, elle a publié Yes We Did : An Insider's Look at How Social Media Built the Obama Brand - un livre qui propose un regard des coulisses sur la façon dont l'utilisation des médias sociaux a construit la « marque » Obama.

Cofondatrice du Red Thread Institute of Digital Culture, Rahaf Harfoush est donc une anthropologue numérique. C'est-à-dire ? « Il s'agit de regarder en profondeur comment la technologie que nous utilisons dans notre vie est en train d'influencer nos pensées, nos croyances, nos comportements et notre société en général. Cela ne consiste pas seulement à voir comment on va utiliser Facebook, mais à observer comment Facebook est en train de changer la définition des amitiés. Comment Twitter va changer notre capacité de lire et comprendre des idées complexes lorsqu'on s'habitue à ce que tous les messages soient très courts... »

Ces technologies ont des impacts sociaux et économiques gigantesques. Des impacts sur notre démocratie et sur notre vie de tous les jours, aussi. 

« C'est la première fois de notre histoire que nous sommes autant "connectés". Rares sont ceux qui se rendent compte de la façon dont ça nous change, de manière un peu cachée. On ne réfléchit pas trop à ça. Plein de choses sont devenues plus simples. Mais d'autres sont beaucoup plus compliquées. »

- L'anthropologue Rahaf Harfoush

On ne se méfie pas assez des algorithmes, par exemple. « Les algorithmes nous apportent d'un côté beaucoup de bénéfices. Je peux découvrir des livres, des films, des produits que j'aime. Comme consommatrice, ça va me plaire de voir des choses liées à mes intérêts. Par contre, quand ces mêmes algorithmes sont en train de décider quels renseignements, quelles nouvelles, quel journal, quelle réalité je vais voir, l'impact, c'est que notre société est en train de déléguer la responsabilité de choisir ma source d'information à un ordinateur. »

Même si elle est de nature optimiste, Rahaf Harfoush s'inquiète des effets de cette déresponsabilisation. « Cette idée que notre pouvoir de lire, de comprendre et de chercher la vérité est entre les mains d'un algorithme qui décide pour nous, ça peut avoir un impact, comme on l'a vu, sur le plan politique et global, sur les élections, sur ce que les gens vont croire, comment ils vont voter... Je trouve qu'on n'y réfléchit pas assez. »

La plupart de ces algorithmes, en étant construits pour les consommateurs, nous donnent ce qu'on veut. Mais ce n'est pas nécessairement ce dont on a besoin. « Lorsqu'on lit seulement des choses qui reflètent notre avis et nos croyances, ça nous change. Au Canada, on est un petit peu protégé parce qu'on est une société tellement multiculturelle. On est forcé à rencontrer des gens qui sont différents de nous. Mais sur l'internet, on peut tout éviter et seulement rester avec des gens comme nous. Je trouve ça très, très dangereux. » À méditer.

> Consultez le site de Rafah Harfoush (en anglais)