La journaliste Lily Tasso s'est éteinte au début du mois, à l'âge de 96 ans. Reporter à La Presse pendant 30 ans, elle était une pionnière dans la couverture des sujets de société. C'était l'une des premières à parler des minorités culturelles. Elle était aussi reconnue pour ses reportages portant sur le sort des exclus.

Lily Tasso était déjà à la retraite lorsque j'ai fait mes premiers pas à La Presse, en 1998. Sa mort m'a replongée dans le souvenir d'un matin frisquet de novembre où j'avais eu la chance de la rencontrer. Je l'avais interviewée dans le cadre d'un article sur la transmission de l'héritage, pour un numéro spécial de La Presse marquant le passage à l'an 2000.

Elle aurait pu être ma grand-mère. Et c'est exactement ainsi qu'elle m'avait accueillie. Comme si j'étais sa petite-fille. On ne se connaissait pas vraiment. Mais à La Presse, on m'avait souvent parlé de cette journaliste pétillante et rigoureuse, à la plume élégante, qui avait un carnet d'adresses impressionnant dans le Montréal multiethnique. Pour le journaliste qui avait besoin d'un contact dans telle ou telle communauté, elle était Google et Facebook avant le temps. « Appelle Lily, elle connaît sûrement quelqu'un. »

Il m'est ainsi arrivé d'appeler Lily quelques fois à mes débuts, à l'époque pré-internet, que j'ai brièvement connue, où les journalistes fouillaient encore dans des annuaires téléphoniques et où les liens se tissaient uniquement de vive voix. Elle se montrait d'une grande générosité avec moi, toujours prête à me refiler des numéros de téléphone ou des pistes à explorer.

La seule fois où je l'ai rencontrée, je l'avais questionnée sur son parcours pour le moins atypique dans le paysage médiatique québécois.

Les voix minoritaires dans les grands médias étaient -  et sont encore - assez rares. Les voix de femmes de minorité, plus rares encore.

Née au Caire en 1922 de parents libanais, Lily Tasso a immigré au Québec en 1954. Elle a d'abord travaillé comme pigiste pour plusieurs journaux égyptiens et a fait de la traduction durant quelques années. En 1961, elle est devenue journaliste au Nouveau Journal, avant de passer à La Presse, deux ans plus tard. Elle y a été directrice des pages dites « féminines », avant de se faire connaître par sa chronique « Communautés », qui s'intéressait à la diversité montréalaise. « Elle a fait sortir le sujet du placard », observe la journaliste à la retraite Nicole Beauchamp.

« C'était la première à parler des minorités sous l'angle social », souligne ma collègue Agnès Gruda, qui garde de Lily Tasso le souvenir d'une femme « absolument charmante ». « Elle était attachante, pétillante », renchérit la journaliste à la retraite Martha Gagnon. « Elle était très sympathique et d'une grande gentillesse », se souvient le journaliste Pierre Gingras.

En 1982, Lily Tasso a remporté le prix Judith-Jasmin pour un reportage sur le quotidien des personnes handicapées. Elle s'était déplacée en fauteuil roulant pendant trois jours, suivie discrètement par le photographe Michel Gravel.

« Aller vers ce type de reportage, dans le cadre assez rigide des pages féminines, avec toutes les pressions de l'époque, c'est assez admirable, souligne Nicole Beauchamp. Elle est vraiment sortie de sa zone de confort, c'est le cas de le dire. »

Lily Tasso avait commencé à s'intéresser à ce sujet en travaillant à l'autobiographie du Dr Gustave Gingras, pionnier de la médecine de réadaptation, parue aux éditions Robert Laffont en 1975. « Je me suis rendu compte que les gens ont peur du handicap, et j'ai tenté de faire sentir que cela pouvait arriver à tout le monde et qu'il suffisait d'un instant pour devenir handicapé », expliquait-elle, au moment de recevoir son prix.

En 1984, elle a fait un séjour au Liban, pays de ses origines alors plongé dans la guerre. Elle en a tiré une série de reportages sur la vie qui continuait malgré tout sous les bombes.

À ses débuts, le journalisme était un monde d'hommes. Les femmes, minoritaires dans les salles de rédaction, étaient le plus souvent confinées aux sujets stéréotypés des pages dites « féminines ». Lily Tasso faisait partie de celles qui, avec le temps, ont défié ces stéréotypes. 

« J'ai toujours cherché à être la voix de ceux qui n'ont pas de voix », m'avait-elle dit.

Avant elle, il y a eu bien sûr des pionnières comme Judith Jasmin (1916-1972), première femme à s'imposer comme grand reporter au Québec. Lily Tasso, qui, avec le Cercle des femmes journalistes, faisait partie du comité qui a créé un prix à sa mémoire, voyait en elle « un phare », « le modèle de la journaliste complète ». Il y a eu aussi Évelyn Dumas (1941-2012), qui a travaillé à la Tribune de la presse de 1961 à 1963, d'abord pour La Presse, puis pour Le Devoir. Cette semaine, à l'Assemblée nationale, on a d'ailleurs eu la bonne idée d'honorer la mémoire de cette pionnière du journalisme politique. Une salle accueillant des conférences de presse a été renommée en son honneur.

Un demi-siècle plus tard, alors que les femmes journalistes à la Tribune de la presse comptent pour moins de 30 % des effectifs, le fait de saluer la mémoire de ces pionnières nous donne à voir tout le chemin qui a été parcouru grâce à elles... Et tout le chemin qui reste encore à parcourir.

Lily Tasso. Photo Armand Trottier, La Presse. le 5 fevrier 1984