« J'ai besoin de vos signatures. J'ai un seul enfant handicapé. On nous a forcés à le placer. Ce n'est pas ce qu'on veut. Il est attaché jour et nuit comme un prisonnier. »

Voilà quelques jours que Denis et Hélène Cadieux, 71 et 68 ans, le regard suppliant, ratissent les centres commerciaux et les épiceries, pétition et photos de leur fils atteint de trisomie 21 à la main. Comme ils n'ont ni ordinateur, ni téléphone intelligent, ni accès à l'internet, ils font circuler la pétition comme on le faisait autrefois, interpellant les passants un à un, un bon vieux stylo à la main.

Chaque signature est une petite victoire pour Denis Cadieux. « J'ai déjà quatre pages. C'est 40 signatures par page. Ça me fait 160. Je suis à la veille de dépasser internet ! »

Les passants croient parfois à tort qu'ils demandent la charité. « Mais quand on leur montre une photo de Jonathan en contention et sans contention, les gens comprennent », me dit Hélène Cadieux, encouragée par les mots de soutien reçus.

Les gens comprennent. Ils comprennent ce que ni la ministre Lucie Charlebois ni le CISSS de la Montérégie-Ouest ne semblent vouloir comprendre. Ils comprennent qu'il n'est pas normal que des parents aimants, qui ne demandent que le soutien nécessaire pour pouvoir prendre soin de leur fils lourdement handicapé, en soient réduits à récolter des signatures dans une épicerie pour faire valoir leurs droits. Ils comprennent à quel point des décisions de gestionnaires visant à « harmoniser » les services peuvent les déshumaniser. Ils comprennent la différence fondamentale entre la charité et la dignité.

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Jonathan, 35 ans, est atteint de trisomie 21 avec déficience intellectuelle sévère et de graves troubles de comportement. Il est comme un bébé de 8 mois dans un corps d'adulte. Il doit constamment être surveillé. Il peut parfois s'automutiler. Il doit être tous les jours lavé, changé et nourri comme un bébé. Il ne dit qu'un seul mot : « maman ».

J'avais déjà raconté l'an dernier le combat de ses parents dévoués. Il y a 15 ans, Denis et Hélène Cadieux, résidants de Saint-Jean-sur-Richelieu, ont abandonné leur emploi pour pouvoir s'occuper de leur fils. En 2003, ils avaient eu la chance de tomber sur un gestionnaire bienveillant. En constatant que ces parents offraient à leur fils ce qu'aucune ressource d'hébergement ne pouvait leur offrir, il leur avait proposé des services de répit spécialisé leur permettant de le garder à la maison. M. Cadieux en avait pleuré de joie. Même si prendre soin de Jonathan est extrêmement exigeant, l'accommodement offert permettait au couple d'y arriver sans perdre sa santé.

Tout a changé à la suite d'un changement d'administration au nouveau Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de la Montérégie-Ouest. Le gestionnaire bienveillant a pris sa retraite. Celui qui l'a remplacé, Claude Bouchard, a voulu « harmoniser les services » en réduisant de 70 % les heures de répit spécialisé offertes à la famille. Une question « d'équité », selon lui. « On gère des fonds publics. On était dans une situation d'iniquité », m'avait-il dit, en février 2016.

Denis et Hélène Cadieux ont contesté la décision. En vain. C'est ainsi qu'un samedi gris de novembre, à contrecoeur, ils ont dû déposer leur fils Jonathan dans une résidence spécialisée avec ses peluches, ses couches et ses vêtements. « On nous a dit : si vous ne le placez pas, il va perdre sa place », raconte M. Cadieux.

Ce jour-là, il a eu l'impression de trahir son fils, de l'abandonner à une vie de prisonnier. Il est rentré chez lui, le coeur brisé. La maison ne lui avait jamais paru aussi vide. Il a encore du mal à en parler. « Ça me fait mal au coeur », dit-il, la voix brisée.

Alors que les parents n'utilisent que très rarement les bracelets et la ceinture de contention lorsque leur fils est à la maison, ils s'inquiètent de voir que ce n'est pas le cas à la résidence spécialisée. Ils craignent que leur fils y soit presque toujours en contention, qu'il se demande ce qui lui arrive et qu'il régresse. « Paraît-il que des fois, il pleure et il dit : maman. »

Durant le temps des Fêtes, les parents ont passé quelques jours avec leur fils à la maison. Libre et heureux, comme il l'a toujours été aux côtés de ses parents, Jonathan semblait retrouver avec émerveillement le plaisir du toucher, raconte son père, ému. « Il touchait sans cesse ses cheveux, son visage, comme s'il découvrait quelque chose. Il était souriant comme ça ne se peut pas. Il se promenait tout content entre Hélène et moi. »

Épuisé, M. Cadieux n'est pas résigné pour autant. Il multiplie les démarches auprès de la ministre déléguée à la Réadaption Lucie Charlebois et de tous ceux qui pourraient l'aider à ramener de toute urgence son fils à la maison. Mais la réponse qu'il attend n'arrive pas. « C'est comme si le feu était pris chez moi, que j'appelais les pompiers et qu'on me répondait : ‟M'sieur, attendez votre tour !" Pendant ce temps, la maison brûle ! »

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La semaine dernière, une pétition, parrainée par le député péquiste Dave Turcotte, porte-parole de l'opposition officielle en matière de services sociaux, a été déposée sur le site de l'Assemblée nationale. La pétition réclame que l'on rende à la famille Cadieux ses services de répit spécialisé. Elle a été relayée cette semaine par le groupe Parents jusqu'au bout, qui a lancé un appel à la solidarité sur sa page Facebook.

Pour le député Dave Turcotte, le drame que vit la famille Cadieux est une conséquence d'un choix politique - le projet de loi 10 - qui a regroupé les établissements de santé et uniformisé l'offre de répit. « Il est désolant de voir qu'une famille qui a encore la force de s'occuper de son enfant ne peut plus l'avoir à la maison. Finalement, ça coûte plus cher à l'État et on sépare la famille. » Au-delà des calculs comptables, rétablir les services de répit spécialisé reste « la décision la plus humaine à prendre ».

« C'est une situation tout à fait inhumaine. Et c'est un euphémisme de devoir le dire comme ça », renchérit Sylvain Fortin, de la Société québécoise de la trisomie 21, qui compte aider les Cadieux à obtenir justice. « Il faut leur donner de l'aide. Parce que l'amour de ces parents ne meurt jamais. »

« Il y a beaucoup de monsieur et madame Cadieux au Québec », dit-il. Mais le plus souvent, on ne les entend pas, car ils sont trop épuisés pour se battre, après avoir affronté un tourbillon de portes fermées. « M. Cadieux est en train de se battre au risque de perdre sa santé, parce que le gouvernement du Québec agit à l'encontre de l'intérêt de ces familles. Il incarne à lui seul le cas de multitudes de familles que l'on voit arriver. Des gens contraints d'abandonner leur enfant parce que le système est contre eux. » Comme si la dignité n'était plus un droit enchâssé dans la Charte des droits, mais une marchandise.

L'équité est un concept bidon si on ne tient pas compte des besoins différents de chacun, dit-il. « C'est au système de s'adapter en fonction des besoins. Pas en fonction du manque de jugement du gestionnaire du moment. »

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RÉACTION DU CISSS MONTÉRÉGIE-OUEST

L'attachée de presse de la ministre Lucie Charlebois n'a pas voulu commenter le cas de la famille Cadieux et m'a dirigée vers le CISSS de la Montérégie-Ouest.

Bien que Denis et Hélène Cadieux aient eux-mêmes consenti à parler du cas de leur fils dans les médias, la porte-parole du CISSS, Jade St-Jean, a refusé de commenter précisément le cas de Jonathan Cadieux, invoquant la confidentialité des dossiers. Il a aussi été impossible de parler à Claude Bouchard. De façon générale, on nous dit que les décisions sont toujours prises avec l'accord de la famille. Il s'agit d'offrir « des services équitables avec une enveloppe budgétaire à respecter ». « Ce n'est pas juste une décision budgétaire. C'est une décision prise à la suite de l'évaluation des besoins de l'usager. Ultimement, la décision revient toujours à la famille, qui pourrait garder l'enfant en bénéficiant de l'offre de services. »

Selon les estimations du CISSS, les services réduits proposés aux Cadieux avant que leur fils soit hébergé dans une ressource à assistance continue coûtaient 70 000 $ par année. Les services actuels coûteraient un peu moins de 100 000 $ par année.

Quant aux mesures de contention, on nous dit qu'il s'agit de mesures de contrôle « exceptionnelles » utilisées lorsque l'usager représente un danger pour lui-même ou pour autrui. Un plan de décontention est mis en place en suivant les conseils du Service québécois d'expertise en troubles graves du comportement.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Il y a 15 ans, Denis et Hélène Cadieux, résidants de Saint-Jean-sur-Richelieu, ont abandonné leur emploi pour pouvoir s'occuper de leur fils. Ils ont continué de le faire jusqu'en novembre dernier, quand ils ont été forcés de le placer dans une résidence spécialisée. Sur la photo, on voit Denis Cadieux et Jonathan, en février dernier.