C'était un dimanche matin d'hiver. Le téléphone cellulaire de Philippe (*) a sonné. «Numéro inconnu». Bizarre... Il n'a pas répondu. La sonnerie a retenti une deuxième fois. Puis, une troisième...

C'est finalement son beau-frère qui a réussi à le joindre. Il avait une nouvelle terrible à lui annoncer. Philippe entendait sa grande soeur qui pleurait derrière. Leurs parents, qui rentraient de vacances ce jour-là, avaient eu un accident de voiture. Leur mère, Lise, était morte sur le coup.

La gorge nouée, Philippe, 30 ans, me parle de sa mère. Elle avait 58 ans. Elle était enseignante. Elle comptait prendre sa retraite bientôt. Une femme dévouée, une mère aimante. «Regardez, c'est la dernière photo que j'ai prise d'elle, deux semaines avant...» Belle, souriante, le regard complice.

Avec son mari, Lise avait plein de projets de voyage pour la retraite. Elle avait aussi très hâte d'être grand-mère. Leur fille Julie était enceinte. Lise était ravie par l'idée de pouvoir bientôt bercer sa toute première petite-fille. Sur l'oreiller, quelques jours avant la tragédie, son mari et elle se disaient à quel point ils étaient heureux ensemble.

Philippe me parle de la peine immense de son père. Il me parle de son courage aussi. Son père a subi de multiples fractures, une hémorragie au poumon droit et un léger traumatisme crânien. Il a encore du mal à marcher. «Mais c'est au coeur que j'ai le plus mal», répète-t-il à ses enfants sur le ton de l'évidence.

Tout à la maison lui rappelle l'absence de sa bien-aimée. Il revoit le fil des événements mille fois dans sa tête. S'ils étaient allés au Mexique au lieu d'aller en Floride, comme c'était d'abord prévu... S'ils avaient arrêté sur la route pour faire pipi... Il n'arrête pas de se dire: «Et si, et si, et si...»

Dans les médias, l'histoire a été traitée comme un simple fait divers. Tout semble pourtant indiquer que l'accident de voiture était en fait un suicide. Le jeune conducteur intoxiqué qui a fait voler en éclats le bonheur tranquille des parents de Philippe était vraisemblablement suicidaire. Mais ça, on n'en parle qu'à voix basse.

Et si on en parlait à voix haute? C'est le souhait de Philippe. Il aimerait que sa mère ne soit pas morte en vain. Il est lui-même psychologue. La question du suicide fait malheureusement partie de son quotidien. Et il déplore le fait qu'elle soit encore aussi taboue.

On compte plus de 800 000 suicides dans le monde, rappelait jeudi l'Organisation mondiale de la santé qui publiait pour la première fois un important rapport sur le sujet afin d'encourager les pays à le mettre à l'ordre du jour. L'OMS n'hésite pas à parler «d'état d'urgence mondial». Car le suicide, bien qu'évitable, fait plus de victimes que la guerre ou les catastrophes naturelles.

Au Québec, plus de 1000 personnes se suicident chaque année. Trois personnes chaque jour. C'est beaucoup moins qu'à la fin des années 90, ce qui montre que les stratégies de prévention fonctionnent. Mais c'est encore trop.

Les suicides au volant constituent un phénomène marginal (moins de 1 % des suicides), sans doute sous-estimé par les statistiques officielles - la difficulté pour les coroners est de déterminer s'il y a eu une intention suicidaire. Mais aussi rares soient-ils, le fait que ces drames soient réduits au silence n'enlève rien à la peine immense de ceux qui perdent un être cher dans ces circonstances. «Combien de personnes ont été, comme ma mère, victimes de suicides qu'on peut aussi qualifier d'homicides?», demande Philippe.

Sa soeur Julie était enceinte de cinq mois au moment du drame. En état de choc, elle a crié pendant deux heures quand on lui a annoncé la nouvelle. Elle criait comme on crie pour mettre fin à un mauvais rêve. Puis, elle a commencé à avoir mal au ventre. Elle a eu peur de perdre son bébé. Ce qui devait être un des plus beaux moments de sa vie devenait en même temps le pire moment de sa vie.

Quand elle a su que l'accident qui avait tué sa mère était en fait un suicide, Julie a vécu un deuxième choc. Un sentiment de colère, d'impuissance et d'amertume. L'impression d'être une victime collatérale oubliée.

La naissance de sa fille en juillet l'a aidée à ne pas sombrer. En même temps, elle ne peut s'empêcher de penser avec tristesse à sa mère, au bonheur qu'elle aurait eu de voir sa petite-fille. «Un jour, je vais devoir expliquer à ma fille pourquoi elle n'a pas de grand-mère de mon bord», dit-elle, la voix brisée.

Tous les jours, Julie regarde la photo de sa mère. Elle s'ennuie de son rire. Elle s'ennuie de ses étreintes de mère poule. «Quand elle nous voyait, elle nous serrait dans ses bras pendant une minute, comme si elle ne voulait jamais nous laisser partir.»

En écoutant Philippe et Julie, je repensais au fait que j'ai longtemps hésité moi-même à parler de suicide dans le journal. Pourquoi? Parce qu'à mes débuts en journalisme, des experts en prévention du suicide, sans doute bien intentionnés, m'ont dit qu'il fallait éviter d'en parler afin de ne pas créer un effet d'entraînement.

On sait maintenant que c'est faux. Des études récentes montrent que le fait de parler de suicide dans les médias peut au contraire sauver des vies. Une couverture responsable contribue à réduire le taux de suicide, rappelait jeudi l'OMS.

Évidemment, tout est dans la manière. Mais il est faux de penser que de parler de suicide encourage les gens à mettre fin à leurs jours, rappelle Philippe. Sensibiliser les gens permet au contraire de leur faire savoir qu'ils peuvent aller chercher de l'aide. Cela permet aussi de leur faire prendre conscience de la souffrance des survivants. De leur faire voir les «dommages collatéraux» et les drames extrêmement douloureux provoqués par un suicide.

Des morts évitables. Des proches endeuillés. Un veuf au coeur meurtri dans une maison trop vide. Des enfants qui ne pourront plus serrer dans leurs bras leur mère. Une petite-fille qui ne pourra jamais être bercée par sa grand-mère. Au-delà des statistiques obèses sur l'état d'urgence mondial, le drame du suicide, ce sont surtout toutes ces histoires dont on ne parle pas.

(*) Les noms sont fictifs, l'histoire ne l'est pas.

Besoin d'aide?

> La ligne 1866 APPELLE (1 866 277-3553) est accessible jour et nuit, 7 jours sur 7, et ce, en toute confidentialité.

> Les centres de prévention du suicide offrent de nombreux services aux personnes en détresse, à leurs proches ainsi qu'aux endeuillés. Pour obtenir leurs coordonnées: http://aqps.info/besoin-aide-urgente/liste-centres-prevention-suicide.html