Ma Téta ne lira pas cette chronique. Elle s'est éteinte cette année dans ce pays devenu le sien au moment où sa Syrie natale se meurt aussi.

Elle est morte en paix, après une vie longue et belle. Les gens s'exilent pour vivre en paix, bien sûr. Mais n'est-ce pas aussi un peu pour mourir en paix?

Ma grand-mère (Téta en arabe) aura ainsi vécu 92 ans à cheval entre deux univers. La moitié de sa vie à Alep, en Syrie, où elle a vécu jusqu'à 46 ans. L'autre moitié à Montréal, où elle a dû recommencer sa vie à zéro. Une vie séparée en deux portions égales avec la précision d'un scalpel. On aurait dit qu'elle l'a fait exprès pour éviter les jalousies.

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J'ai souvent parlé d'elle dans mes chroniques. Des lecteurs se sont attachés à elle. Certains m'écrivaient parfois pour prendre des nouvelles. Comment va votre Téta? En passant, pouvez-vous me redonner sa recette de mouhammara?

J'aimais le regard singulier qu'elle portait sur le monde. J'aimais son féminisme qui ne disait pas son nom. J'aimais ces ponts qu'elle traçait entre l'Orient et l'Occident. J'aimais cette lumière dans ses yeux quand elle parlait de hockey. J'aimais l'odeur de sa cuisine quand elle faisait du pain ou des klichas, ces brioches syriennes qui sont les madeleines de mon enfance.

Sa force de caractère m'a toujours impressionnée. En 1967, elle avait suivi dans son rêve d'exil mon grand-père Naïm, survivant du génocide arménien. En Syrie, elle avait déjà toute une vie derrière elle. Et voilà qu'à 46 ans, à un âge où on imagine parfois qu'il est trop tard pour recommencer, il lui a fallu s'oublier pour se réinventer.

Ce ne fut pas toujours facile. Mon grand-père n'a pas survécu à l'exil. Il est mort deux ans après avoir mis les pieds à Montréal, laissant ma Téta seule dans la neige, avec son rêve fou et leurs quatre enfants.

Ma Téta a dû faire bien des sacrifices. Elle a dû apprendre un nouveau pays, une nouvelle langue, de nouveaux codes... Entêtée, elle s'en est tirée avec une certaine grâce. C'était une battante, une vraie.

Elle était vraiment fière de ses enfants et de ses 12 petits-enfants. Ses 20 arrière-petits-enfants ne cessaient de l'émerveiller. Grâce à elle, tous avaient la chance de vivre libres, dans un pays en paix, un pays où tout est possible. N'est-ce pas ce qu'il y a de plus précieux au monde? En voyant leurs menottes potelées au creux de ses mains ridées, elle se disait que, finalement, tous ses sacrifices n'avaient pas été vains.

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J'étais en vacances à l'autre bout du continent quand elle a été admise aux soins palliatifs.

Ma mère a dit: «Appelle à 13h si tu veux lui parler...» Elle n'a pas eu à ajouter: «... une dernière fois». C'était implicite. Elle savait. Je devinais.

Il y avait eu quelques fausses alertes dans le passé. Mais cette fois-ci, il n'y avait plus de doutes. Tout irait très vite.

J'ai appelé en tremblant. Sa voix m'a semblé moins brisée que la mienne. Que dit-on à ceux qu'on aime quand on sait qu'on ne les reverra plus?

Je lui ai demandé comment elle allait, en me disant aussitôt que ce n'était pas la meilleure question dans les circonstances. Elle a eu la bonté de me répondre en riant. «J'essaie de faire preuve de sagesse.»

«Tu me manques. Vous êtes où?», a-t-elle demandé.

On était trop loin, dans la brume d'un village du nord de la Californie. «Je te parle en regardant la mer. Si tu voyais comme c'est beau...»

Elle voulait voir, elle ne demandait que ça. Elle a posé des questions très détaillées sur le voyage. Elle a demandé des nouvelles des enfants. Curieuse jusqu'à son dernier souffle. Elle savait bien que la mort tapait du pied derrière la porte. Mais elle refusait d'en faire son horizon.

«Je rentre très bientôt, lui ai-je dit. Dans moins d'une semaine...

- Tu dis bientôt. Mais moi, ça me paraît loin...

- Rah el ktir behi el alil», lui ai-je répondu en arabe.

Traduction libre: la plus longue portion du voyage est passée, il n'en reste qu'une toute petite...

Elle a éclaté de rire. Mon arabe approximatif l'a toujours fait bien rigoler. Mais j'ai eu l'impression qu'elle riait aussi pour m'empêcher de pleurer, elle qui a toujours détesté les épanchements.

Notre conversation s'est terminée ainsi, dans un grand éclat de rire. J'ai raccroché en regardant les vagues se briser sur les rochers. Peu de temps après, le coeur de ma Téta a cessé de battre. Le mien s'est serré. Je suis rentrée à Montréal pour aller l'enterrer. Et en déposant une fleur sur sa tombe, j'ai pensé que j'avais été bien chanceuse d'avoir pu la côtoyer durant toutes ces années.