«Demeurez-vous près d'un pédophile?»

C'est la question trompeuse qui coiffe une carte interactive du Journal de Montréal mise en ligne samedi. On y invite le lecteur à y inscrire les trois premiers caractères de son code postal pour soi-disant savoir si un agresseur sexuel habite près de chez lui.

Si on prend soin de lire la minuscule note à droite de la carte, on comprend que le titre est mensonger. Les petits points rouges répartis sur la carte interactive ne correspondent pas aux lieux de résidence de pédophiles ou d'agresseurs sexuels condamnés. Il s'agit en fait de gens qui font face à des accusations pour des crimes de nature sexuelle de toutes sortes, pas nécessairement liés à la pédophilie. Des gens qui sont considérés comme innocents jusqu'à preuve du contraire. Mais pourquoi diable s'embarrasser du concept de présomption d'innocence? On n'allait quand même pas s'empêcher de faire peur aux gens pour ce genre de détails superflus.

Ce reportage truffé de raccourcis dangereux a relancé le débat sur la pertinence de rendre publiques les données du Registre national des délinquants sexuels - auquel seule la police a accès. Aux États-Unis, le site www.familywatchdog.us (pour lequel il existe même une application pour téléphone portable) permet à tout citoyen de savoir où habitent les délinquants sexuels condamnés. On y tape son adresse, puis apparaît une carte interactive permettant de repérer les agresseurs du voisinage. On peut voir leurs photos, des détails sur la nature de leurs délits, etc.

Il va de soi que la pédophilie et les agressions sexuelles, quelles qu'elles soient, sont des crimes graves et condamnables. En aucun cas, ils ne doivent être banalisés. Il va aussi de soi que les délinquants sexuels qui risquent le plus de récidiver devraient être surveillés de près. Mais quel effet préventif aurait un registre public? Le risque de récidive est-il vraiment moins grand si, en deux clics, nous pouvons obtenir l'adresse d'un pédophile? Y a-t-il moins d'agressions sexuelles aux États-Unis grâce à cet outil? Il semble que non.

Dans la très grande majorité des cas d'agressions sexuelles, il est inutile de se demander si l'agresseur habite près de la maison. Pour la simple et triste raison qu'il est souvent déjà dans la maison. C'est un père, un frère, un cousin, un oncle, un beau-père... Contrairement à la légende urbaine, seul un agresseur sur dix est un parfait étranger. Dans la plupart des cas, c'est quelqu'un que la victime connaît très bien.

Trop peu nombreuses sont les victimes qui osent porter plainte. Dénoncer un agresseur n'est jamais chose facile. C'est d'autant plus difficile quand l'agresseur est un proche. Un registre public pourrait décourager certaines de le faire et finir par produire exactement l'effet contraire de celui qui est recherché.

On peut aussi craindre que la publication de telles données ne serve davantage une soif de vengeance qu'une soif de justice. Cela s'est déjà vu. Il y a quelques années, un homme originaire de la Nouvelle-Écosse est littéralement allé à la chasse aux prédateurs sexuels dont il avait trouvé la fiche dans un registre public sur l'internet. Il est parti dans le Maine. Il en a tué deux avant de mettre fin à ses jours.

Il ne s'agit pas ici de prendre le parti des délinquants sexuels plutôt que celui des victimes. La question n'est pas là. Il s'agit de voir quel intérêt on défend vraiment quand on demande, carte interactive à l'appui: «Demeurez-vous près d'un pédophile?»

Il faut lire le roman Lointain souvenir de la peau de Russell Banks (Actes Sud/Léméac 2012) pour voir à quel point une société se révèle dans son rapport à la déviance. Le personnage principal est un jeune homme de 21 ans, accro à la pornographie sur l'internet, qui se fait prendre par la police. On le retrouve bracelet électronique à la cheville, fiché dans le National Sex Offender Registry, réduit à vivre sous un viaduc. Sans le racolage de ceux qui font mine de dénoncer ce qu'ils se plaisent à décrire, Russell Banks y décrypte de façon brillante les perversions d'une société paranoïaque.

Loin d'accroître la protection de qui que ce soit, la chasse ouverte aux délinquants sexuels ne fait qu'entretenir une illusion de sécurité et de pureté. Elle en dit beaucoup plus long sur les obsessions de notre société, sur son voyeurisme déguisé en vertu, que sur ces «pédophiles» près de chez vous.