J'ai invité Damien à voir Laurence Anyways, le dernier film de Xavier Dolan.

Damien a 26 ans. Il est transsexuel. Il fut un temps où il s'appelait Kathryn et avait des idées suicidaires. Les chirurgies de changement de sexe lui ont sauvé la vie.

J'ai raconté son histoire dans ces pages il y a quelque temps. L'histoire d'un garçon né dans un corps de fille. Un parcours à la fois exceptionnel et, à bien des égards, trop banal. Car c'est aussi le parcours de bien des jeunes qui vont à l'école comme on va à la guerre, harcelés parce qu'ils ne se conforment pas aux petites cases rigides des stéréotypes sexuels.

Damien, ce n'est pas son vrai nom. Pour la simple et bonne raison qu'il n'a pas envie que les gens qui ne savent pas - la majorité, puisque c'est impossible de deviner en le voyant - ne le voient désormais «juste» comme un transsexuel.

D'emblée, il n'avait pas envie d'aller voir ce film, qui raconte une histoire d'amour confrontée à l'épreuve d'un changement de sexe - le défi ultime. Il ne va presque jamais au cinéma. Et quand il emprunte des films, il essaie d'éviter la catégorie «films français où c'est long et il ne se passe rien».

J'ai bien aimé Laurence Anyways, même si j'ai parfois eu l'impression que la surdose d'effets de style faisait ombrage au propos et à l'émotion. Ce n'est pas «juste» un film de transsexuels. En fait, ce n'est surtout pas un film sur les transsexuels. C'est avant tout un film sur une histoire de couple mise à l'épreuve. Une réflexion sur la norme et la marge, aussi. Un regard d'auteur, porté par cette phrase de Godard: «C'est la marge qui tient la page».

J'ai bien aimé. Damien n'a pas aimé du tout, malgré quelques scènes qui l'ont séduit. Cette scène d'anthologie, par exemple, où Denise Filiatrault, en serveuse indiscrète qui pose des questions déplacées à Laurence, se fait engueuler vertement par Fred, son amoureuse, jouée par une Suzanne Clément furieuse à en renverser des tables et à en casser des assiettes.

Damien s'est reconnu dans cette scène. Elle aurait pu être tournée dans sa propre vie, avec un peu moins d'assiettes cassées. Elle lui a rappelé toutes ces fois où il a remis à leur place des gens qui s'autorisaient à faire des commentaires désobligeants ou à poser des questions très intimes sur sa condition. Des questions que ces gens n'auraient jamais osé poser à quelqu'un qu'ils considèrent comme «normal».

La scène lui a rappelé aussi toutes ces fois où, pendant qu'il était en transition, des gens lui disaient «elle» au lieu de «il» ou insistaient pour l'appeler «Mademoiselle». «La serveuse que tu ne connais pas, ce n'est pas grave. Mais plus tu aimes la personne qui le dit, plus ça fait mal.»

Il a trouvé très juste la réflexion qui se dégage du film sur la façon dont la société traite ce qui n'entre dans aucune petite case. «Mais il y a des longueurs!», dit-il.

Même s'il sait bien que Laurence Anyways n'a pas à jouer le rôle d'un documentaire, Damien regrette que le film n'explique pas davantage ce que c'est que d'être en transition. «Je cherche quelqu'un qui parle ma langue et la comprenne», confiera le personnage de Laurence au début du film. Cette langue, Damien l'a tout de suite comprise. Mais il doute qu'un spectateur qui n'a pas d'ami transsexuel puisse la saisir. «Quelqu'un qui n'a aucune idée, il ne comprendrait rien! Il manque de contexte.»

Il y a donc des raccourcis dans les longueurs, selon lui? «Je dirais plutôt qu'il y a des longueurs dans les raccourcis!»

Il pense par exemple à cette scène très éloquente où Laurence, qui est professeur, se présente en classe pour la première fois habillée en femme. Irréaliste, dit-il. «Arriver à l'école habillée ainsi sans rien dire à personne... À moins de vouloir se suicider, personne ne fait ça comme ça!»

Ce qui est tout à fait réaliste, c'est le regard des autres dans ce long corridor que Laurence en talons hauts traverse pour la première fois. On sent le poids de la norme. On sent le jugement instantané. On sent la difficulté de sortir de ce corridor où on dicte d'un seul coup d'oeil, sans même y réfléchir, ce qui est «normal» ou ne l'est pas.

«Normal... J'aime tellement ce mot!» lance Damien avec une pointe d'ironie. Qu'est-ce donc que la «norme» ? «Tout le monde rêve à ça. Pas moi. Plus maintenant.»