«On va aller voir maman?» Aller voir maman pour Talent et ses six enfants, cela veut dire aller au cimetière Saint-Laurent. Les enfants aiment s'y rendre. Ils s'y sentent apaisés. Ils savent, comme le leur a dit leur père, que Maman Soki dort là, sous la neige.

Talent y est allé cette semaine encore pour déposer des fleurs sur la tombe de Soki, sa femme décédée le 29 septembre d'une hémorragie intra-abdominale à la suite d'une fausse couche. Elle n'avait que 27 ans.

Au début de l'automne, je vous avais raconté la tragique histoire de cette famille de réfugiés congolais. Si tragique que, dans un film, on aurait dit que c'est trop. Trop tragique pour être réaliste.

Mais la vie est souvent trop. Talent le sait mieux que quiconque. Près de trois mois après le décès inattendu de sa femme, il se demande encore parfois si tout ça est vrai, s'il ne s'est pas retrouvé là par erreur, perdu dans un scénario trop triste. Il tutoie la tragédie depuis longtemps. Il était militant des droits de l'homme au Congo. Un pays miné par un conflit qui a fauché plus de cinq millions de personnes en 10 ans.

Activiste courageux, Talent a survécu à la torture et à des tentatives d'assassinat. Il avait rencontré Soki à l'hôpital. Elle était infirmière. Il était l'enquêteur principal de l'Association africaine de défense des droits de l'homme. Elle l'aidait à prendre des photos des blessés. De l'horreur, une histoire d'amour est née.

Quand Talent a dû s'exiler, Soki l'a suivi. Après une longue fuite, il a pu se réfugier ici, à Montréal, en juillet 2003. Soki l'a rejoint un an plus tard, avec leurs cinq enfants. Dans ce pays en paix, ils travaillaient fort pour reconstruire leur vie. Ils avaient foi en l'avenir. Leur sixième enfant, Valérie, est née ici. Ils se disaient qu'ici, tout était possible. Tout était possible, mais pas ça. Pas mourir à 27 ans à la suite d'une fausse couche.





«On va aller voir maman?»

Au bout de sa fuite, Talent en était là, la veille de Noël, à déposer des fleurs sur la neige en priant et en rêvant de printemps. Ses enfants ont insisté pour y aller. Ils tenaient à fêter Noël avec Soki. «Malgré son absence physique, elle est avec nous», dit Talent. En quittant le cimetière, la petite Valérie, qui a les yeux tendres de sa mère, a dit: «Au revoir maman».

Ce qui réconforte Talent dans tout son malheur? Vous. Vous tous qui à la lecture de ses malheurs avez tenu à l'aider. Il insiste pour vous remercier. Certains ont envoyé des chèques, d'autres des vêtements, des meubles, des bons petits plats ou des paniers d'épicerie. Certains ont mobilisé leurs collègues, les gens de leur quartier pour amasser du pain, de l'argent, des cadeaux. Des élèves de l'école secondaire Saint-Joseph de Saint-Hyacinthe où Talent prononce chaque année une conférence sur les droits de l'homme ont travaillé d'arrache-pied avec leurs parents et leurs professeurs pour offrir à Talent et à ses enfants un Noël heureux malgré tout. Ils ont sonné à sa porte un samedi matin, ont décoré son appartement, ont monté un arbre de Noël, ont déposé des cadeaux à ses pieds.

Talent n'avait jamais rien vu de tel. «Je suis chanceux dans mon malheur, dit-il. Si seulement cette solidarité pouvait essuyer tout mon malheur, si elle pouvait ramener Soki...»

Sans tous ces gens généreux, Talent ne sait pas comment il aurait pu survivre. Dépassé par le labyrinthe bureaucratique qu'il lui faut traverser pour obtenir le minimum pour vivre, il vit essentiellement de charité pour le moment. La mort de sa femme l'a obligé à laisser tomber son travail de reforestation dans le Lac-Saint-Jean pour s'occuper de la famille. Avec cinq enfants qui fréquentent deux écoles et une garderie différentes, son quotidien est un marathon épuisant. Il a trois « équipes » à préparer chaque matin. Souvent, il ne dort presque pas, car Valérie pleure la nuit depuis la mort de sa mère. Elle s'endort souvent épuisée à 3 h du matin. Pour lui faciliter la vie, Talent souhaiterait que ses enfants d'âge scolaire soient au moins regroupés dans la même école. À la commission scolaire, on a promis de trouver une solution. Talent attend.

Avec tout ça, de boîtes vocales en boîtes vocales, de «salutations distinguées» en «on va vous rappeler», Talent espère trouver un travail dans son quartier, à Anjou, qui convienne à son horaire de fou. En attendant, il guette la boîte à lettres. Il attend encore la rente d'orphelin pour ses enfants. Pendant ce temps, les factures s'accumulent. Il doit encore plus de 2000 $ juste pour la pierre tombale de sa femme. Ses relevés de cartes de crédit pour toute une vie achetée à crédit dans l'espoir de jours meilleurs traînent sur la table. Le pire, dit-il, c'est quand il reçoit une lettre adressée au nom de sa femme, que ce soit pour une facture à payer ou une lettre pour lui demander si elle compte s'inscrire à un autre cours de français. Rien ne lui fait plus mal. Les ennuis financiers ne sont rien à côté du vide laissé par sa bien-aimée.

Dans ses moments de découragement, Talent se dit qu'il serait mieux mort, auprès d'elle. Et puis, il pense à ses enfants. Vous devriez les voir. Jeanne-d'Arc, Magali, Médard, Neige, Eusèbe et Valérie. Le regard vif, beaux comme des coeurs. Il y a une promesse dans leur regard.

Le 24 au soir, tirés à quatre épingles, les enfants de Soki et de Talent ont servi la messe de Noël à l'église Saint-Laurent. Après, ils sont rentrés sagement à la maison, se sont réunis autour du sapin. Talent n'avait pas la force de fêter. Plutôt que d'aller à la messe de minuit comme il en avait l'habitude, il est allé se coucher.

Il espère que l'année 2009 sera plus douce. On l'espère aussi. Allez, prends soin de toi, Talent. Courage. Que tes enfants aux yeux brillants te guident vers des jours plus heureux. Ils sauront, j'en suis sûre, faire pousser des fleurs sur la neige.

Photo fournie par Talent Bin Hangi

Talent Bin Hangi et ses six enfants, Valérie, Magali, Eusèbe, Jeanne-d'Arc, Médard et Neige, déposent des fleurs sur la tombe de Soki Ndulani Syayighosola, morte le 29 septembre.