Tant pis pour Flaubert, disais-je en vous invitant, fin septembre, à m'envoyer la liste des dix livres qui vous ont le plus marqués dans votre vie. Submergé, dites-vous? Englouti, oui. 1582 listes. Des milliers et des milliers de titres à dénombrer, tâche dont s'occupe, avec ses élèves, un ami cycliste qui est aussi prof de statistique. J'ai eu de leurs nouvelles l'autre jour, c'est pas fini bien qu'ils aient déjà isolé et recensé les titres le plus souvent cités. Et puis?

Et puis Le Petit Prince, mon vieux. Et puis La vie devant soi de Gary-Ajar. Et puis Cent ans de solitude.

À peu près la même chose qu'il y a 25 ans. En décembre 1988, je vous invitais au même exercice, cela avait donné dans l'ordre: Cent ans de solitude, Le Petit Prince, et un John Irving qui était alors à son zénith. La vie devant soi suivait un peu plus loin.

Votre liste de 2014 est presque un copier-coller de celle de 1988, on y retrouve dans les 30 premières positions Voyage au bout de la nuit, Madame Bovary, Les misérables, L'attrape-coeurs, L'avalée des avalés, La détresse et l'enchantement, L'écume des jours, Le parfum, Le grand cahier... C'est comme si vous vous étiez arrêtés de lire en 1990, comme si vous aviez laissé la lecture pour la plongée sous-marine ou le taekwondo. C'est bien aussi, remarquez, mais c'est pas les mêmes muscles.

J'exagère. Votre liste de 2014 fait quand même place à quelques nouveautés: Les Bienveillantes de Jonathan Littell, La route de Cormac McCarthy, Harry Potter forcément et deux romans dont j'ai beaucoup parlé ici, L'équilibre du monde et La fiancée américaine. Faut bien que je serve à quelque chose des fois.

Mon plus grand étonnement: Germinal. Le roman le plus connu de Zola, le froid, la faim, la révolte, les scènes de cul dans les bosquets, un bon roman, c'est pas la question. La question est: pourquoi Germinal? Ici, au Québec? Dixième sur votre liste de 1988. Neuvième aujourd'hui. Germinal dans votre coeur pour la vie? Aucune mention des autres romans du même, Nana, L'assommoir? Pourquoi pas quelques autres grands romans français qu'il faut avoir lus, Poil de Carotte de Jules Renard, Une vie de Maupassant, Les croix de bois de Dorgelès, Zazie dans le métro? L'amant de Duras. Non, vous, c'est Germinal. C'est comme rien, vous avez dû voir aussi le film.

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Qu'est-ce que t'es con, m'ont dit les plus littéraires de mes amis, une liste! Franchement! Des plans pour que Renaud-Bray remplisse quelques rayons de John Irving des années 80 et de tous les Romain Gary, avec une pancarte: ils sont sur la liste de Foglia.

J'aurais même pas honte. S'il se trouve effectivement des gens qui n'ont pas lu La vie devant soi et le découvriraient grâce à cette liste, cela ne les tuerait pas.

Encore une fois: il y a deux sortes de littérature, la littéraire et celle au chocolat, cette dernière très sucrée, fourrée de caramel, parfois même avec une cerise dedans.

Jeudi matin, à Saint-Jean, j'y allais pour autre chose, mais la librairie était juste à côté, je suis entré, j'ai pris un livre comme on prend justement un chocolat dans une boîte, je l'ai lu à toute vitesse le soir même en regardant le hockey. C'est l'histoire d'une quadragénaire en Italie qui tombe en amour avec un ti-cul dans la vingtaine, elle a un mari, il a une maman qui fait le ménage chez la dame, le titre est joli: De là, on voit la mer. Quand j'étais petit, on appelait ce genre de roman un roman de gare, parce qu'on l'achetait à la gare avant de prendre le train et qu'on le laissait sur la banquette en débarquant à Montluçon.

Plus des trois quarts des romans publiés aujourd'hui sont des romans de gare. J'en lis énormément et avec énormément de plaisir, mais de temps en temps, avec plus de plaisir encore, j'en lis un qui n'est pas pour lire dans le train, il est le train lui-même. Ceux-là nous sont annoncés avec force précautions, attention attention, difficile... ainsi la quatrième de couverture de Confiteor que je viens de terminer nous annonçait «un roman qui défie les lois de la narration pour ordonner un chaos magistral». Holà le chaos magistral! Cela dit, c'est vrai que Confiteor ne se passe pas dans une gare. Plutôt dans une cathédrale.

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Une amie éditrice m'envoie sa liste avec un petit mot: à mon avis, me dit-elle, les gens glissent dans leur liste des titres qui vont leur donner l'air intelligent. Vous croyez, Mélanie? Vous croyez que L'alchimiste de Coelho, Les cerfs-volants de Kaboul, que Millénium, Les Piliers de la Terre, Les rois maudits, Harry Potter leur donnent l'air intelligent?

Par ailleurs, vous croyez qu'on est encore à cette époque où les gens pensent que lire des romans donne un air intelligent? Qu'ils feraient l'effort de lire Confiteor rien que pour montrer qu'ils sont aussi à l'aise dans le «chaos magistral de l'écriture» que dans Germinal? Avez-vous entendu quelqu'un ou quelqu'une se vanter récemment d'avoir lu L'homme sans qualités? Finnegans Wake? Ou même Ulysse?

Vous avez entendu parler de cette conseillère de Gatineau qui, après avoir voté contre les «projets d'avenir» de la Ville - notamment la mise en valeur des bibliothèques qui n'ont pas reçu un sou depuis 12 ans -, cette conseillère donc a déclaré que les bibliothèques étaient un luxe, que de toute façon les enfants ne les fréquentaient plus depuis l'avènement du numérique.

Pensez-vous que celle-là se donnera la peine, pour avoir l'air intelligent, de lire Suzanne Jacob ou Michael Delisle sur sa tablette numérique?

Bonne lecture, tout le monde.