Je reviens sur les Italiens. J'en ai oublié un l'autre jour qui s'appelle Nicola Di Ninni, il est arrivé ici au début du siècle passé, et bien sûr il est mort ça fait longtemps. J'y reviens à cause d'une des plus jolies chansons d'amour qui soient, elle raconte l'histoire d'un paysan qui attend sa future femme sur le quai de la gare, il ne la connaît pas, il ne l'a jamais vue, la chanson commence comme ça d'ailleurs: We only knew each other by a letter...1

Ce n'est pas tout à fait l'histoire de Nicola Di Ninni, qui ne savait ni lire ni écrire, alors pouvait pas y avoir de lettre.

Nicola arrive à Philipsburg en 1911, il a 20 ans. Il travaille à cette carrière de marbre près de chez moi dont je vous ai parlé l'autre fois. Ça fait quelques mois qu'il est là quand un bloc de marbre lui écrabouille la jambe. On le met dans le train qui, à l'époque, fait la liaison entre Boston et Montréal, et qui s'arrête à Philipsburg. Nicola arrivera trop tard au Royal Vic, il faudra l'amputer. Le voilà avec une jambe de bois, ce qui ne l'empêchera pas de travailler à la carrière comme avant. Le temps passe.

Nicola a 36 ans et dans ce hameau d'Italiens de Philipsburg, il s'en trouve pour le talonner: Nicola, Nicola, tu peux pas rester comme ça toute ta vie, faut que tu te maries...

Je veux bien, mais quelle femme voudrait d'un homme de 36 ans avec une jambe de bois?

On en fit venir une de Guglionesi, le village natal de Nicola. Baptisée Ida, mais tout le monde l'appelait Assunta. C'était la fille d'une servante d'un grand propriétaire terrien qui faisait, pour s'amuser, des enfants à ses servantes.

Assunta a 25 ans, elle est sur le pont quand son bateau entre dans le port de Québec. Elle essaie de deviner parmi les hommes qui attendent sur le quai lequel est son Nicola, son futur mari à la jambe de bois.

De toute façon, elle ne peut plus dire non. Il a payé son voyage. Lui non plus ne peut plus reculer. Trop petite, trop grande, un gros nez... trop tard. Il doit l'épouser. Pas dans un mois, là, sur-le-champ. À peine le temps de se saluer que les bonnes soeurs les traînent à leur chapelle et les marient.

Remarquez, ça n'empêche pas les sentiments. Comme je vous disais, une des plus belles chansons d'amour que je connaisse raconte justement une histoire comme celle-là...

We only knew each other by a letter/When I met her off the train... Do you think that you could love me, Mary?/You think we got a chance of a life?/Now you are to be my wife.

C'est une fichue bonne question à poser à la bonne femme que t'as jamais vue et qui va devenir ta femme dans cinq minutes: Penses-tu qu'on a une chance? ... «de se faire une vie?» Nicola et Assunta s'en sont fait une.

Je suis allé les voir hier au petit cimetière de Philipsburg, au bord du lac Champlain, une tombe de granit rose, Nicola (1891-1956) et Assunta, qui a retrouvé son nom de Ida (1902-...). On a oublié de graver l'année de son décès.

Luigi Di Ninni, 83 ans, est un des fils de Nicola et de Ida. Luigi vit à Laval avec sa femme, Carla, dans une de ces tours à condos pour personnes âgées qui dominent la rivière des Prairies. Carla, native de Florence, va passer un mois en Italie tous les ans, et chaque fois, en revenant de Florence, chaque fois elle dit en posant le pied à Dorval: On est-tu bien au Canada! Non, mais, on est-tu bien!

Qu'est-ce que vous n'aimez pas de l'Italie?

Leurs manières de faire. L'importance qu'ils accordent à des choses pour moi sans intérêt. Toute la culture du quotidien en fait, de l'heure des repas à la façon d'élever les enfants.

Luigi Di Ninni ne parlait pas un mot de français - ni un mot d'italien d'ailleurs, seulement le dialecte de ses parents - à son premier jour d'école. Il a pourtant fini par faire son cours classique chez les oblats à Chambly avec le plus grand bonheur. J'ai été heureux chez les oblats, c'est inimaginable! Mes parents m'ont donné la vie, mais ce sont véritablement les oblats qui m'ont mis au monde durant les six années que j'ai passées chez eux. Ils m'ont ouvert l'esprit, m'ont donné le goût des études, de la lecture...

Vous lisiez quoi?

J'ai lu et relu je ne sais combien de fois La flore laurentienne du frère Marie-Victorin, plus pour le style que pour la flore...

Luigi fera l'école normale pour devenir prof, commencera une maîtrise en littérature anglaise qu'il ne terminera pas, sera toute sa vie ou presque directeur d'école.

Et l'Italie, dans tout ça?

Vous voulez dire ce qu'il y a d'italien dans ma vie? À part les prénoms de mes enfants, la bouffe un peu, à peu près rien. Avec Carla, on se parle en français. On n'écoute jamais la RAI. On ne suit pas l'actualité italienne. La première fois que je suis allé en Italie, j'avais 55 ans, un choc!

Pour revenir à la langue, je ne parlais que le dialecte molesan et j'ai eu tellement honte la première fois que j'ai rencontré les parents florentins de ma femme, qui m'ont dit: mais quelle langue parlez-vous donc, Luigi? Notre seul lien avec l'Italie, quand j'étais petit, était un poste à ondes courtes pour écouter les discours de Mussolini, un héros pour beaucoup d'Italiens d'ici à l'époque. Le souvenir le plus fort que je garde de mon père, c'est de l'avoir vu pleurer une fois. Un soir, on soupait, il s'est mis à pleurer.

Qu'est-ce qu'il y a, Nicola? a dit ma mère, affolée.

Il nous a raconté que ce matin-là, le boss de la carrière lui avait offert la job de contremaître de la finition et qu'il avait dû refuser parce que incapable de lire les bons de commande, les notes de service, de compter même... Il avait terminé son histoire en pleurant plus fort et en nous menaçant, mon frère et moi: s'il y en a un qui quitte l'école, je le tue.

Si bien que j'ai été à l'école toute ma vie!

Je vous disais l'autre jour, dans mon premier papier qu'immigrant (ou fils de) était une nationalité en soi, un parcours du combattant, un état permanent de survie. De toute évidence, pas pour celui-ci. Un cas de médaille d'or d'intégration. Du foin pour la commission Machin.

On te félicite, mon vieux.

APARTÉ - Je précise dans cette chronique que Nicola vient de Guglionesi, à l'époque un village et aujourd'hui une petite ville de 5000 habitants de la province du Molise, d'où sont venus tant de paesani au début de l'autre siècle qu'ils ont été assez nombreux pour former, à Montréal, une «Associazone guglionesana», d'ailleurs toujours bien active.

Prenez une petite ville du Québec, disons Saint-Césaire dans la grande banlieue de Saint-Hyacinthe. Il y a environ 5000 habitants à Saint-Césaire comme à Guglionesi. Maintenant, essayez d'imaginer, à Rome - à ROME! - une association de quelques centaines de Québécois tous originaires de Saint-Césaire qui formeraient l'Association des Césariens et Césariennes de Rome! Ils auraient leur banquet annuel à la villa Borghese le 24 juin de chaque année, mettons...

Où je veux en venir? Je ne sais pas. En passant, on ne dit pas Césariennes, c'était encore une blague. On dit Césairoises.

1. Mark Knopfer, Prairie Wedding