(Proverbe français que je viens presque d'inventer: il y a deux sortes de gens, les cons et d'autres cons. Cela dit, ce n'est pas une chronique sur les cons, mais sur le mot lui-même, qui intervient dans la langue des Français bien plus comme une respiration, une ponctuation, qu'une insulte.)

Huit heures trente le matin, au bar Sans Nom. C'est comme ça qu'il s'appelle pour vrai. Alors, vous venez pour le Tour de France?

Si on veut.

Eh bien! Moi, voyez-vous, je n'irai pas les voir passer. C'est fini, le Tour de France. Ce n'est plus la fête comme avant. Et puis toutes ces histoires...

Fini? Il y a pourtant encore beaucoup de monde sur le bord des routes...

C'est vrai, on leur jette des tranches de saucisson et des porte-clés, et ils se roulent dans la poussière pour les ramasser. Depuis Bernard Hinault, je ne regarde même plus le Tour à la télé.

Entrent trois messieurs propres sur eux, comme des fonctionnaires qui s'en vont travailler, ce qu'ils sont probablement. Le patron aligne trois verres sur le comptoir, verse du blanc. Le patron me désigne aux trois habitués: Monsieur est venu pour le Tour de France. Le premier buveur: Ah, là là! Le second buveur: J'aime mieux que ce soit lui que moi. Ils boivent.

Je commande un autre café. Le premier buveur, à mon intention: Faut pas croire, le café, c'est pas bon non plus. Le patron leur ressert du blanc. Ils reboivent. Entre une dame, qui connaît manifestement tout le monde. Bonjour, Marie-Jeanne, la salue le patron en lui servant un petit verre de blanc. Le premier buveur, théâtral: Vous, madame, ici! La dame: Je passais. Le premier buveur: Vous passâtes?

Le patron à mon intention: C'est comme ça tous les matins. Ce con dit: Vous, madame, ici? Elle répond: Je passais. Et lui: Vous passâtes? Paraît qu'ils l'ont lu dans un livre.

Le troisième buveur, qui n'avait encore rien dit: Ce qu'ils peuvent être cons!

CHATS: Bernadette habite au 33 de la rue Vert-Galant, juste en face du parc public de la Mal-Coiffée, derrière la cathédrale Notre-Dame. À 6 h, le gardien ferme la grille du parc et rentre chez lui. À 6h01, sept chats noirs et une chatte tigrée sortent des fourrés du parc pour se rassembler à la grille. Ils attendent Bernadette. La voici justement qui sort de chez elle en portant des plats. Au menu aujourd'hui: nouilles au poulet et deux sortes de croquettes.

Vous venez tous les jours?

Je n'ai pas manqué un seul jour depuis cinq ans. Même quand j'ai été opérée de la cataracte, je suis venue avec mon oeil.

Avec votre oeil?

Enfin, vous comprenez... Elle passe les plats à travers les barreaux de la grille. Les chats boudent les croquettes pour se jeter sur les nouilles au poulet.

Vous attendez qu'ils aient fini?

Je leur tiens compagnie. Mais là, ils ont peur de vous.

On s'est mis à parler chats. Vous en avez neuf, vraiment? Huit, ai-je corrigé aussitôt. J'en avais une blanche, Sophie, mais il y a quelques semaines, un coyote me l'a probablement mangée près de l'étang où elle allait chasser.

Un coyote?

Une sorte de loup.

C'est méchant?

C'est une bête magnifique. Je pleurais un peu en rentrant à l'hôtel. Qu'est-ce que t'es con, je me disais, sans savoir ce qui était le plus con: de pleurer pour un chat ou d'avoir honte de pleurer pour un chat.

LE VIEUX CON: Dans la file d'attente à l'une des caisses du Monoprix. Devant moi, un monsieur. Devant le monsieur, une dame avec une petite fille. Le monsieur mange des raisins qu'il n'a pas encore payés. La petite fille s'appelle Lola, elle a cinq ans et demi, le monsieur qui mange des raisins vient de le lui demander.

T'en veux? demande-t-il encore à la petite fille en lui montrant les raisins qu'il grappille. Elle fait oui de la tête. La mère se retourne: Qui t'a donné ça? Comme si elle ne le savait pas. Elle arrache la petite grappe des mains de l'enfant, la donne à la caissière, qui la jette dans une poubelle. Il ne faut pas manger des fruits pas lavés, rouspète la mère en évitant de regarder le monsieur.

Avec un grand sourire, je dis au monsieur: Vous n'avez pas honte d'empoisonner les enfants?

La mère me lance un regard hostile: Vous, on ne vous a pas sonné. Un silence et elle lâche du coin de bouche: Vieux con.

Les gens de la file n'ont pas entendu, sauf le monsieur, la caissière et Lola. Quand la dame est sortie, j'étais en train de payer, Lola s'est retournée. Je lui ai fait un petit au revoir de rien du tout, comme si je me grattais la joue. Elle m'a rendu mon salut par un plus petit salut encore, en bougeant à peine ses doigts sur le côté opposé à sa maman.

SOUS LES TILLEULS: J'ai pris une chambre à l'Hôtel de Paris, ancien relais de diligence, à deux pas du couvent où est allée Coco Chanel pendant deux ans, à l'âge de 18 ans. C'est aujourd'hui un hôtel quatre étoiles. Notre chambre la moins chère est à 100, me dit la dame, je vous la fais à 70.

Ma chambre donne sur la rue de Paris. À travers les claies des volets de bois, j'ai vue sur la terrasse du café du Palais, où une jeune femme est en train de raconter à une amie une histoire qu'elle ponctue toutes les deux phrases d'un: non mais, j'te jure, quel con.

Je ne vous ai pas dit encore, je suis à Moulins, déjà en Auvergne, à peu près au centre de la France. Le Tour passe près d'ici aujourd'hui, en route pour Super-Besse. J'irai peut-être y faire une trempette.

Moulins sent bon le fond de province, je dirais même exsude un concentré de provincialisme français - je dirais plus: évoque cette chanson de Brel où, le dimanche, «les serviettes tombent en miettes du haut des balcons». Un premier tour de ville pour repérer le pâtissier, ce fut plutôt le chocolatier Aux Palets d'or. Pas pour ses chocolats, pour ses confitures de griottes si scandaleusement chères que je n'en dirai pas le prix ici, on me prendrait pour un milliardaire.

Un second tour de ville pour y trouver la librairie, sise - cela tombe bien pour une librairie - rue Voltaire. J'y ai acheté le dernier Christian Bobin, qui, pourtant, m'énerve avec ses bondieuseries. D'ailleurs, il reconnaît lui-même qu'il exagère: Je parle si souvent de Dieu qu'on va finir par croire que je le connais.

Je suis allé lire Bobin sur un banc du cours Anatole-France, sous les tilleuls. Je disais qu'il m'énerve, mais il me ravit aussi par ses fulgurances, et parfois m'attendrit par ses naïves «bontés» d'écriture, comme celle-ci, par exemple: Tous les vivants sont dans mon coeur. L'auberge est vaste. Il y a même un lit et un repas chaud pour les criminels et les fous.

Parlant de criminels et de fous, Vous devez être content pour Guy Turcotte, m'ont écrit quelques lecteurs sarcastiques, voire furieux. Disons que je suis heureusement surpris. Qu'un jury d'individus ordinaires, je veux dire saisis d'horreur comme vous et moi par le crime du médecin, en arrive à rendre un verdict de non-responsabilité criminelle, en regard même de la monstruosité qu'ils avaient à juger, se disant sûrement: il est impossible qu'un homme sain d'esprit commette un tel crime, je trouve cela courageux et responsable, justement. Alors oui, effectivement, je suis content. Mais pas pour le Dr Turcotte. Pour nous.

COUP DUR POUR HESJEDAL: L'étape la plus plate du Tour - plate en français et plate en québécois: il ne se passe strictement rien pendant 180 km, le Richard Garneau français nous a décrit environ 456 châteaux -, 180 km de rien. Soudain, à 30 km de l'arrivée, chute! Ryder Hesjedal va au tapis, comme 40 autres coureurs. Pas de bobo mais, le temps de repartir, la première moitié du peloton était loin, de plus en plus loin. Plus de trois minutes à l'arrivée. C'est énorme. Ajoutons la minute et demie perdue le premier jour, aussi dans une chute, voilà Hesjedal à quatre minutes et demie. C'est beaucoup pour espérer faire mieux que sa septième place l'an passé.

Plus malheureux encore que Hesjedal, Bradley Wiggins, le leader de la Sky, au tapis aussi. Wiggins, que mon ami Marinoni voyait sur le podium: fracture de la clavicule, faites avancer l'ambulance. Chris Horner aussi. Pas dans l'ambulance, mais retardé. Journée noire pour les Américains de Radio Shack, qui ont déjà perdu Brajkovic.

Et Mark Cavendish, bien sûr, a gagné le sprint à Châteauroux. Et moi, je vous reviens peut-être lundi, je suis toujours en vacances.