La première fois que j'ai entendu parler de l'iPad, personne n'en avait vu encore. Il fallait bien commencer par le décrire: une plaquette un peu plus petite qu'une feuille de papier ordinaire (8,5 x 11 po.), très mince (1 cm d'épaisseur).

Un mini-ordinateur extra-plat, alors?

On ne savait pas trop. On insistait beaucoup sur la lecture. On y lirait les journaux, mais surtout des livres. On insistait beaucoup sur les livres, à l'époque. Tu vas capoter, Foglia. Imagine: 100, 1000, 5000 livres dans cette plaquette.

Et ils vont venir d'où, ces livres?

Tu vas les acheter.

À qui?

Probablement à iBook, à Amazon, dans d'autres librairies. Imagine: un clic, et hop! T'as les 10 volumes des Misérables dans ton iPad.

Deux ans plus tard, on me prête donc cet iPad. Je l'ouvre. Clique sur l'application eBooks. Clique Les Misérables. Et voilà. Les 10 volumes dans ma plaquette de moins de 1 cm d'épaisseur. Gratuits. Mais en anglais. Rien n'est parfait.

Reste que le problème est là. Cela fait trois jours que je pitonne eBooks, Amazon Kindle, Amazon.fr, Stanza, la FNAC et quelques grandes librairies en France qui vendent des livres numériques. C'est à pleurer pour la littérature française. Rien de ce qu'on cherche.

Sauf si vous cherchez un livre québécois. Le livre québécois est providentiellement bien servi par un site qui s'appelle La Hutte et qui regroupe les librairies indépendantes du Québec. Vous y trouverez à peu près toutes les nouvelles parutions québécoises. Je lis en ce moment le recueil de nouvelles de Suzanne Jacob sur mon iPad. Je l'avais acheté papier. Je l'ai racheté numérisé pour voir la différence.

Pas de différence. Ce sont les mêmes nouvelles. Je déconne.

Vous attendez que je vous dise que je préfère le papier? La question du support est très secondaire.

Prenons la nouvelle qui, dans le livre de Suzanne Jacob, a pour titre J'ai tué pourquoi. Le début: «Papa nous a parlé. Nous attendons sa nouvelle femme. Elle va arriver à midi aujourd'hui. Je suis énervée et j'énerve ma soeur Colette. C'est la quatrième nouvelle femme que papa nous amène et qu'on essaie depuis que nous vivons séparés dans deux maisons. Ça sonne enfin...»

Rendu là, qu'est-ce que ça peut bien foutre que ce soit sur papier, sur votre iPad ou encore imprimé en caractères chinois sur un rouleau de papier cul? Si, rendu à ça sonne, vous n'êtes pas à la porte avec la petite narratrice pour voir la tête qu'elle a, cette quatrième de papa, oubliez ça, la lecture. Essayez le parachutisme.

La question du support, papier ou numérique, est secondaire. Ce n'est pas le support. C'est la littérature là-dedans. Ce qu'elle y gagne, ce qu'elle y perd. Je lis trois livres en même temps, en ce moment, des nouvelles. Trois relectures. Les nouvelles de Suzanne Jacob, donc, celles de ma collègue Agnès Gruda, Onze petites trahisons (que j'aurais pu acheter aussi, numérisées, sur le site de La Hutte), et dans le même ton, Couleur du temps, les petites proses hétéroclites d'Umberto Saba, ce poète juif italien qu'on est en train d'oublier.

Je suis tombé dessus, dans ma bibliothèque, sans le chercher. Ah tiens, le petit juif de Trieste, élégant, un rien tordu, champion de la litote: C'était dans une de ces petites boutiques fermées le jour du sabbat, un couple dépareillé même s'il n'y paraissait pas tant qu'il avait 30 ans de plus qu'elle. J'ai tout de suite pensé qu'il irait bien avec les deux filles.

J'aurais très bien pu trouver Saba sur Amazon - il y est (en anglais). Mais je n'y aurais pas pensé. C'est le genre d'auteur qui ne peut vivre que dans une librairie. Pas à cause du papier. Le débat n'est pas papier ou numérique. Le débat est: librairie ou Walmart? Peut-on acheter Saba dans un Walmart?

eBooks, Amazon Kindle, Amazon.fr, Stanza et même La Hutte sont des Walmart. Le livre, on le sait, est parfaitement walmartisable.

Mais la littérature, elle?

***

L'autre jour, pour m'entraîner (c'était gratuit), j'ai téléchargé les oeuvres complètes de Verlaine, et Alice au pays des Merveilles, et Le petit Chose, de Daudet. Quand je suis retourné dans le magasin virtuel, après cela, Amazon m'a reconnu: Bonjour Pierre Foglia.

Ma libraire aussi me salue quand j'entre dans sa librairie. Mais elle ne me saute pas dessus. Amazon, si. Bonjour Pierre Foglia, on a trouvé des livres qui devraient vous plaire! Et de m'offrir de la poésie (Rimbaud) et des livres pour enfants (Oliver Twist). J'imagine que si j'avais acheté un livre sur le jardinage la première fois, Amazon m'aurait proposé un truc sur la culture extensive de l'endive.

Je demande un livre sur les soeurs Brontë, j'obtiens cette réponse: on ne l'a pas, mais connaissez-vous Juliet Barker? Ma libraire me répond la même niaiserie et je la gifle.

La bébelle, l'iPad, est une formidable bébelle. La technologie autour du livre numérisé est une formidable technologie. Juste un exemple: des lecteurs ont objecté que, lorsqu'ils achètent un livre papier, ils ont la liberté de le prêter à des amis, alors que, numérisé, le même livre est cadenassé à leur iPad.

Objection bientôt rejetée! Très prochainement, vous allez pouvoir prêter votre livre numérisé à un ami pendant 15 jours. Juste 15 jours (et durant ce temps, vous, le prêteur, n'y aurez pas accès!).

Une technologie formidable, dis-je. Mais la littérature, elle?

Mais le désir de lire?

Mais l'aptitude à lire?