Un truc est sûr, m'a dit Arthur, le seul Noir qui déjeunait ce midi-là au Miss Melissa's café, un truc est sûr : le bien est déjà fait.

Le bien est déjà fait, répéta-t-il en détachant chaque mot.

On n'imagine pas lieu plus démeublé que Moundville avec ses bâtiments carrés à l'abandon qui bordent la rue principale trop large. Surtout, on n'imagine pas, en ce lieu en déshérence, un resto aussi animé que le Miss Melissa's qui sert tous les midis depuis 1927 le même chicken casserole avec des homemade biscuits, des choux et des beans deux couleurs pour 6,75$, dessert compris.

Un coin de la grande salle à dîner est curieusement réservé au culte d'Elvis Presley, le buste en plâtre du King posé sur un guéridon, éclairé par un lampion comme les Chinois en mettent à leur bouddha maison. La grande salle était à demi pleine, et il y avait ce Noir, Arthur, qui déjeunait seul. Je me suis invité pour le café.

Le bien est déjà fait, vous comprenez?

Oui monsieur. Je crois que je comprends. Vous voulez me dire que même si Obama se révélait être un président moyen, son élection en elle-même a fait à l'Amérique un si grand bien, que ce bien-là ne pourra jamais être annulé. Un bien « irrémédiable » en quelque sorte.

C'est exactement ce que je dis. Quand le 4 novembre dernier, vers 10h du soir, CNN a annoncé que la Virginie avait voté Obama et déclarait M. Obama président désigné des États-Unis, une barrière est tombée dans la tête des Noirs d'Amérique et peut-être des Noirs du monde entier. Une barrière qu'on ne pourra jamais redresser, même si on en dressera d'autres dans la réalité des ghettos. Dans la tête des Noirs, ce bien-là a été fait pour toujours.

Arthur est gérant de crédit dans une banque à Tuscaloosa. Que va changer l'élection d'Obama dans sa vie?

Well, je vais devenir président de la banque, se moque-t-il. J'ai pris congé aujourd'hui pour venir voir ma mère qui vit ici dans une maison de retraite, à Moundville. Pour elle non plus cela ne changera rien, si l'on compte pour rien le bonheur que l'élection d'Obama lui a déjà apporté. Le soir de l'élection, elle m'a téléphoné, et mes soeurs aussi qui vivent à Detroit, et toutes pleuraient. Mais pour revenir au changement, on ne sera pas plus riches, pas moins malades, pas plus intelligents.

Il n'y avait pas un Noir dans l'avion entre Burlington et Philadelphie. J'ai bien essayé d'engager la conversation avec mon voisin, mais je le dérangeais, il regardait un film sur son iPod - un film! - quelle époque formidable. Entre Phillie et Birmingham, ma voisine, une jeune fille qui jouait à des jeux sur son iPod - quelle époque vraiment formidable -, étudie à Penn State, elle allait passer quelques jours avec son fiancé qui, lui, étudie à Tuscaloosa à l'université de l'Alabama. Quant à moi, je relisais De la race en Amérique qui est la traduction du fameux discours d'Obama à Philadelphie - Nous, le peuple... -, l'avait-elle lu?

Oui, elle avait. Des étudiants noirs en ont distribué des copies sur le campus. Qu'en avait-elle retenu? Je l'embarrassais, elle m'a renvoyé la question : Vous?

Je lui ai fait lire dans la version anglaise que l'on trouve à la fin du livre, le passage où Obama dit : This is where we are right now, voici où nous en sommes : dans une impasse raciale où nous demeurons enfermés depuis des années.

Ce qu'il y a d'extraordinaire là-dedans, ce qui résume toute l'Amérique et pas seulement la question raciale, c'est que le Noir américain qui disait ça à la mi-mars à Philadelphie - right now les États-Unis sont dans une impasse raciale - ce Noir américain a été élu, début novembre de la même année, président des États-Unis!

Pourriez-vous avoir un fiancé noir, mademoiselle ? Elle n'a eu aucune hésitation. Yes.

Et vos parents l'accepteraient?

Aucune hésitation non plus : No!

C'est dans John Updike, dans une petite ville pas très loin de Philadelphie justement, dans le second tome des Rabbitt - cette formidable saga d'un Américain moyen -, le héros, Harry Angstrom héberge depuis quelques semaines un Noir et sa maîtresse, une jeune fille blanche. Un soir, en revenant de son travail, il est attendu par deux de ses voisins : On veut vous parler. Ce Negro chez vous, avec la fille blanche, on veut qu'il s'en aille. La veille, un Américain avait marché sur la Lune.

Me revoici donc en Alabama presque sur la Lune aussi, en tout cas bien loin de ce qui va se passer mardi à Washington. Pour vous dire combien loin, ce matin, dans le modeste quotidien de la région, le Tuscaloosa News, dans la page commentaires, il y avait un type qui écrivait qu'il ne croyait pas qu'Obama soit brillant. He is clever, cela ne veut pas dire brillant. Et je ne trouve pas, ajoutait-il, que Michelle Obama soit belle. Ni charmante. Ni qu'elle soit une autre Jackie Kennedy. Et je ne veux pas qu'on me dise ce qu'elle porte comme robe ni comme chaussures. Il en remettait une dernière couche : Je ne crois pas que les filles des Obama soient plus adorables que la plupart des enfants de mon quartier et lâchez-moi avec leur école, leur chien et quoi encore?

Me revoici en Alabama, pas de raison, enfin si, plein, mais pas de celles qui font courir les grands reporters. Par exemple ? Eh bien par exemple quand je lève le store de la fenêtre de ma chambre, il y a un abreuvoir juste là, et des vaches qui viennent boire avec leurs veaux. Ce matin elles devaient casser la pellicule de glace avec leur nez. Il gèle la nuit, puis vers 10 h c'est le printemps. Est-ce une bonne raison d'avoir choisi l'Alabama, le printemps? Le bleu céruléen du ciel ? Des arbustes en fleurs dont j'ignore le nom? Mais y'a pas internet. On ne peut pas tout avoir tout le temps. Mon portable ne trouve pas de signal. Et le téléphone maison est coupé. Parce que, m'explique Anne, la dame du bed, parce que c'est la même ligne que le voisin qui n'a pas payé sa facture, alors Bell South a coupé la ligne.

Oui, le même bed que j'ai habité l'hiver dernier, dans ce même bled de 250 habitants, dans le comté de Hale, un des plus pauvres du vieux Sud, mais aussi un des plus attachants.

D'autres raisons? Les Noirs. Si noirs qu'Obama en est presque blanc. Ici, ils n'ont pas gagné leur élection. L'Alabama - 4,5 millions d'habitants, 26 % de Noirs - a encore une fois largement voté républicain le 4 novembre.

Mais qu'est-ce que je raconte ! Bien sûr que si ! Bien sûr que les Noirs de l'Alabama ont gagné leur élection. Sans doute plus encore que tous les autres Noirs d'Amérique.