À l'autre bout du fil, Serge Savard raconte: «Aux funérailles de Jean Béliveau, lorsque les anciens ont aperçu Claude Ruel, ils se sont tous dirigés vers lui. Les gars l'adoraient...»

Personnage pittoresque et créateur malgré lui d'expressions qui ont fait époque (dont le célèbre «Y en aura pas de facile!»), Claude Ruel éprouvait une passion viscérale pour le hockey. Des années 1960 à 1980, le parcours de cet homme humble et discret, mort hier à l'âge de 76 ans, est étroitement lié à celui du Canadien.

«Claude Ruel a été un personnage-clé de nos quatre Coupes Stanley de 1976 à 1979, ajoute Savard. C'est en secondant Scotty Bowman qu'il a connu ses années de gloire. Le rôle d'entraîneur adjoint était relativement nouveau à l'époque. Il a travaillé sans relâche à l'amélioration des espoirs de l'organisation.»

Jeune, Claude «Piton» Ruel rêvait de faire carrière dans son sport préféré. Mais il a perdu la vue dans un oeil après avoir reçu un coup de bâton durant un match junior.

Bernard Brisset, qui a longtemps couvert le Canadien pour La Presse, se souvient d'une confidence de l'ancien ailier Gilles Tremblay, un contemporain de Ruel. «Il soutenait que sans cet accident, Claude aurait pu devenir un défenseur de premier plan dans la Ligue nationale. Selon lui, son agilité et son excellent lancer compensaient sa petite taille.»

Claude Ruel a été entraîneur-chef du Canadien à deux reprises. D'abord de 1968 à 1971, puis de 1979 à 1981. Sa carrière est marquée d'un rare paradoxe. Ce ne sont pas ses années dans ce poste prestigieux qui l'ont fait passer à la légende, mais plutôt sa contribution dans le rôle plus obscur d'adjoint, où il développé de manière exceptionnelle les jeunes de l'organisation, de Mario Tremblay à Pierre Larouche, de Larry Robinson à Rod Langway.

Dans le rôle d'adjoint, Claude Ruel était heureux. Comme chef, il était moins à son aise.

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Été 1968. Toe Blake, entraîneur du Canadien depuis 13 ans, annonce sa retraite. Claude Ruel, qui célébrera ses 30 ans dans quelques semaines, lui succède.

L'histoire a tout d'un conte de fées. Voilà un jeune homme fou de hockey, victime d'une terrible blessure qui a brisé son espoir d'endosser l'uniforme de l'équipe, qui obtient la chance de la diriger. Ce n'est pas tout: même les plus vieux doivent fouiller dans leurs souvenirs pour se rappeler la dernière fois qu'un francophone a dirigé le Canadien.

Hélas, Ruel n'arrive pas à s'imposer auprès des joueurs. Dans ses mémoires, Jean Béliveau écrit: «Claude avait de sérieux problèmes de communication. Nous formions une équipe d'expérience et savions qu'il connaissait bien le jeu, mais quand il s'adressait à nous en utilisant un tableau noir, le contact ne se faisait tout simplement pas. Il nous a fallu un certain temps avant de comprendre qu'il souffrait de cette situation.»

Ruel se trouve vite malheureux dans son nouveau poste. En janvier 1969, trois mois après l'ouverture de la saison, il veut démissionner. Le journaliste Jacques Beauchamp du Journal de Montréal apprend la nouvelle et en informe Béliveau au téléphone au beau milieu de la nuit!

Dans son livre, Béliveau explique s'être rendu très tôt au Forum ce matin-là pour parler avec Ruel, qui lui confie son désarroi. «Je ne suis plus capable de supporter la pression», dit-il à son capitaine.

- Mais voyons, Claude, rétorque Béliveau. Tu es le premier Canadien français entraîneur des Canadiens depuis je ne sais pas combien de temps. Tu ne peux pas lâcher ainsi; trop de gens comptent sur toi. Cesse de t'inquiéter. Je vais parler aux autres vétérans de l'équipe et nous allons te soutenir.

À la surprise de Béliveau, Ruel accepte. Et quelques mois plus tard, le Canadien remporte la Coupe Stanley.

Béliveau raconte une autre situation illustrant l'immense tension qui accablait Ruel. Dans un match chaudement disputé au Minnesota, il retourne au vestiaire avec quatre minutes à écouler en troisième période. De retour au banc après une présence sur la glace, Béliveau demande à Yvan Cournoyer où est l'entraîneur. «Il est parti en nous disant que tu dirigerais le reste du match à sa place», répond Cournoyer.

Au printemps 1970, pour la première fois en 22 ans, le Canadien ne se qualifie pas pour les séries éliminatoires. Ruel démissionne au cours de la saison suivante.

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Au printemps 1979, après avoir mené le Canadien à une quatrième Coupe Stanley d'affilée, Scotty Bowman quitte le Canadien. Bernard Geoffrion le remplace. Ce choix inattendu se transforme en catastrophe.

En plus de la pression que lui impose la gestion d'une équipe mythique, Boom Boom dirige son fils Danny, un espoir du Canadien. Il aimerait le faire jouer plus souvent, mais ne veut pas être accusé de favoritisme. D'autant plus que des membres de l'état-major du Canadien ne croient pas le jeune homme mûr pour la LNH.

En novembre, une bombe éclate. Dans La Presse, sous la signature de Bernard Brisset, Guy Lafleur affirme que l'organisation doit laisser Geoffrion travailler en paix. Et il sert une remontrance à Claude Ruel, l'adjoint du Boomer.

«S'il veut être instructeur, qu'il vienne derrière le banc, déclare Lafleur. Sinon, qu'il laisse à Geoffrion le soin de faire son ouvrage. Dans le moment, Geoffrion reçoit un tas de directives et de conseils. [...] Il ne sait plus où il en est.»

Comme le précise Brisset, Lafleur ne veut pas heurter Ruel, qui l'a beaucoup aidé durant sa carrière. On dit même que c'est lui qui a convaincu le Canadien de le repêcher en 1971 plutôt que Marcel Dionne. Dans sa biographie de Lafleur, Georges-Hébert Germain revient sur cet épisode.

«Piton était profondément blessé, d'autant plus que Guy Lafleur avait été son protégé, il l'avait soutenu et encouragé au début de sa carrière professionnelle, il avait passé des centaines d'heures à lui parler, à le conseiller, à l'observer. [...] Lafleur regrettait évidemment la peine faite à Piton, mais il ne pouvait retirer ses paroles. Pour la bonne et simple raison que c'était la vérité.»

La controverse prend d'énormes proportions. Le lendemain, La Presse annonce en première page: «Si Ruel s'en va, Geoffrion promet d'en faire autant.»

L'entraîneur-chef se montre ainsi solidaire de son adjoint, ce qui complexifie encore la crise.

Si Jean Béliveau est venu au secours de Claude Ruel à la fin des années 60, Serge Savard assume la relève dix ans plus tard. Capitaine de l'équipe, il organise une rencontre le jour même entre Ruel et Lafleur. Les deux hommes vident leur sac et se quittent sur une poignée de main.

Le lendemain, le titre des Sports de La Presse dit tout: «L'abcès crevé, la paix revient.» Dans le texte, Ruel affirme: «Guy Lafleur et moi, on est trop bons amis, on se connaît trop pour s'en vouloir.»

Si Ruel est si engagé dans la prise de décision, c'est qu'il entretient des doutes sur le travail de Geoffrion. Celui-ci succède à Bowman, un géant. Grand partisan du jeu défensif, Ruel éprouve des ennuis avec les visées offensives du nouveau coach. Au cours des matchs suivants, ne voulant pas tourner le fer dans la plaie, il fait profil bas.

Mais Geoffrion, épuisé mentalement et physiquement, abandonne son poste un mois plus tard. Et Ruel reprend du service derrière le banc. À cette époque, il souhaite occuper ce poste durant plusieurs années; pas question de simplement assumer un intérim. Mais les exigences de ce rôle ne cadrent pas mieux avec sa personnalité et au printemps 1981, il cède de nouveau sa place.

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Bernard Brisset n'a rien oublié du second séjour de Claude Ruel à la tête du Canadien.

«Il était entièrement habité par son boulot et dormait très peu, raconte-t-il. À l'étranger, il faisait les cent pas dans les lobbys d'hôtel, toujours prêts à jaser avec les journalistes. Ce gars-là m'a appris tellement de choses sur le hockey! Il racontait des histoires et j'absorbais de mon mieux une partie de ses connaissances.»

Les jours d'entraînement, Ruel tenait souvent ses points de presse dans un semblant de bain-tourbillon: une cuve d'eau équipée d'un moteur pour faire des bulles. Un journaliste qui posait une question corsée courait un risque: être aspergé d'eau d'un geste faussement involontaire! C'était une autre époque, évidemment.

«Claude Ruel était tellement sympathique! dit Brisset. Je l'aimais beaucoup. Comme tout le monde, je crois...»

Serge Savard confirme: «Il a tellement travaillé avec les jeunes joueurs...»

Il y a eu de meilleurs entraîneurs-chefs que Claude Ruel. Mais de meilleurs adjoints, éprouvant une passion si vive pour le hockey, sans doute pas.

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Sources:

1. Jean Béliveau, Une époque un regard; Chris Goyens et Allan Turowetz; Art Global/Libre Expression, 1994

2. Guy Lafleur, L'Ombre et la Lumière; Georges-Hébert Germain, Art Global/Libre Expression, 1990

3. La Presse, numéros de novembre et décembre 1979.