Si Saku Koivu avait connu la même carrière, avec ses joies et ses drames, dans toute autre ville de la LNH, la question ne se poserait même pas: son chandail serait retiré.

Mais voilà: Koivu a évolué avec le Canadien, l'équipe la plus titrée du hockey professionnel. L'histoire du club est ancrée dans les exploits de ses légendes: les montées à l'emporte-pièce du Rocket, la finesse du gros Bill, les accélérations puissantes de Guy-Guy-Guy, le clin d'oeil de Patrick en séries éliminatoires...

Dans cette abondance de moments glorieux, la contribution de Saku Koivu pèse forcément moins lourd. Il n'a pas mené l'équipe à la conquête de la Coupe Stanley. Ses performances ne lui ont pas valu un honneur prestigieux, comme le trophée Hart, remis au joueur le plus utile à son équipe. Et le public du Centre Bell n'était pas sur le bout de son siège chaque fois qu'il lançait une attaque.

Non, si on se fie simplement à ses performances sur la glace, Koivu ne mérite pas que son numéro 11 soit retiré par le Canadien. Son énergie au jeu était exceptionnelle, certes. Et il a été capitaine de l'équipe aussi longtemps que Jean Béliveau. Mais son apport n'atteint pas celui des grands héros de l'équipe.

Mais voilà: le rendement sportif doit-il être l'unique critère en mesurant l'impact d'un joueur sur son organisation et sa ville d'accueil? Sa place dans l'histoire doit-elle uniquement se mesurer au nombre de buts, de mentions d'aide et de trophées?

Et si on tenait aussi compte des obstacles personnels qu'il a vécus dans sa vie? De la manière dont son combat a inspiré des milliers de gens? De l'héritage qu'il a laissé dans son milieu? De la façon dont il a assumé son rôle de leader sur la glace, mais aussi dans la vie?

N'est-ce pas aussi cela réussir une carrière?

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C'était le 4 septembre 2001. Se sentant mal à son arrivée à Montréal en vue du camp d'entraînement, Saku Koivu a donné un coup de fil à David Mulder, le médecin du Canadien. Il éprouvait une vive douleur à l'abdomen. Peut-être une conséquence de ces huîtres qu'il avait mangées la veille...

Hélas, Koivu ne souffrait ni d'un simple empoisonnement alimentaire ni d'une appendicite. Sa cavité abdominale était pleine de tumeurs. Son état était très grave. Pour contrer la maladie, un traitement violent s'annonçait: chimiothérapie et radiothérapie.

En 2011, à l'occasion du retour de Koivu au Centre Bell dans l'uniforme des Ducks d'Anaheim, j'ai évoqué ces moments sombres avec le Dr Mulder. «À l'époque, Saku parlait moins bien anglais qu'aujourd'hui, m'a-t-il raconté. Il m'a simplement demandé: "Est-ce le cancer?"»

Koivu avait alors 26 ans. Ses chances de survie étaient minces. «Je ne l'ai jamais vu pleurer devant moi, a poursuivi le Dr Mulder. Mais il est venu près de le faire plus tard, lors de certaines phases du traitement. C'était très éprouvant physiquement.»

Toujours ému après toutes ces années, David Mulder m'avait ensuite raconté une étape pénible: une injection au bas du dos, dans le canal vertébral. «Je n'oublierai jamais: la chambre était entièrement noire. Saku était couché sur le ventre, la tête plus basse que le corps pour éviter des écoulements là où l'aiguille était insérée. J'ai senti sa douleur, presque son désespoir. Il avait peine à parler, mais il m'a juré qu'il vaincrait la maladie.»

Koivu a tenu parole. Sept mois plus tard, dans un moment fort de l'histoire du sport au Québec, le numéro 11 est revenu au jeu, accueilli par une formidable ovation de la foule.

Ce jour-là, la présence de Koivu sur la patinoire a constitué un éclatant symbole d'espoir. Pour tous les gens combattant un cancer, pour leurs familles et leurs amis, sa détermination était un exemple. Ce jour-là, Koivu a fait mieux que marquer un but décisif. Il a inspiré des gens aux quatre coins du pays.

L'été suivant, Koivu a lancé une campagne de financement afin de doter Montréal d'un équipement à la fine pointe de la technologie pour lutter contre le cancer. Les 3 millions obtenus du public - on espérait 200 000 $! -, combinés aux contributions de fondations privées et du gouvernement, ont permis son entrée en service 18 mois plus tard. L'initiative de Koivu a sauvé des vies.

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Le sport professionnel a beaucoup changé au cours des 25 dernières années.

Au hockey, l'époque où le Canadien pouvait remporter la Coupe Stanley quatre fois d'affilée est révolue. Si seuls les joueurs ayant leur nom gravé sur la Coupe voient leur chandail retiré, les cérémonies seront rares au cours des prochaines années.

Saku Koivu a fait honneur au Canadien, et à Montréal, durant toute sa carrière. Oui, nous aurions tous aimé qu'il s'exprime en français après toutes ces années au Québec. Et qu'il mène le Canadien à la Coupe Stanley. Ce ne fut pas le cas. Mais il a suscité admiration et respect en remportant son combat pour la vie.

Le sport professionnel nous apporte de beaux moments, mais aussi des déceptions. Arrogance, dopage et violence, les nouvelles sont souvent mauvaises. Dans ce contexte où le cynisme prend souvent le dessus, le Canadien enverrait un message porteur en honorant Koivu.

Le numéro 11 a été un excellent joueur et un valeureux capitaine. Mais par-dessus tout, il incarne à jamais des valeurs essentielles: cran, courage, générosité, humilité, dignité.

Je dis ceci: à histoire exceptionnelle, traitement exceptionnel. Le Canadien ferait le bon geste en retirant le numéro 11 de Saku Koivu. Son histoire est unique, son héritage aussi. Il mérite sa place aux côtés des légendes de l'équipe.