Le mardi 23 octobre 1945, une conférence de presse est convoquée au stade De Lorimier. Hector Racine, le président des Royaux de Montréal, promet d'annoncer «la plus grande nouvelle du siècle» au baseball.

Les journalistes montréalais, intrigués, convergent en grand nombre au coin des rues De Lorimier et Ontario. Et c'est là, sur le coup de 17h, qu'une information sensationnelle leur est communiquée.

Jackie Robinson, un fabuleux athlète de 26 ans endossera l'uniforme des Royaux au printemps 1946. Il deviendra le premier Noir à s'aligner au sein d'une équipe du baseball professionnel.

Les Royaux sont la filiale des Dodgers de Brooklyn, la légendaire formation dirigée par Branch Rickey. Cet homme profondément croyant s'est promis de mener un Noir aux ligues majeures.

Son choix s'est fixé sur Robinson. Il le croit assez volontaire pour endurer les insultes racistes et les menaces qui jalonneront son parcours.

La route qui mènera Robinson à Brooklyn passera donc par Montréal. «Je ne peux vous dire à quel point je suis heureux d'être le premier de ma race dans le baseball organisé», déclare-t-il, en signant son contrat.

Le lendemain, les journaux commentent l'embauche d'un joueur «nègre», comme on disait alors. Selon La Presse, si Robinson se retrouve à Montréal, c'est «peut-être parce que la population de notre ville est la plus démocrate et la moins préjugée sur les questions de races».

Robinson, qui deviendra un héros américain, s'apprête à vivre des moments mémorables au Québec.

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La sortie récente du film 42 - le numéro de Robinson avec les Dodgers - rappelle le destin de cet homme exceptionnel.

Le scénario relate deux épisodes de son séjour avec les Royaux: le camp d'entraînement de 1946 et son premier match dans le bel uniforme bleu et gris de l'équipe, à Jersey City.

Ce jour-là, le 18 avril 1946, Robinson étale tout son talent. Il mène les Royaux à une victoire de 14-1, grâce à quatre coups sûrs, dont un solide circuit, et deux buts volés.

À l'époque, Camil DesRoches couvre les Royaux pour le journal Le Canada. Oui, le même sympathique Camil, qui acceptera bientôt une offre du Forum, où il veillera aux intérêts du Canadien durant un demi-siècle.

Évoquant la performance de Robinson, DesRoches écrit: «Il fut naturellement applaudi de belle façon et nous croyons qu'il est très significatif qu'une foule amie, formée d'admirateurs noirs et aussi de nombreux blancs, l'ait attendu à la sortie du stade pour lui serrer la main après la joute».

Un de ses collègues ajoute: «La joie doit régner aujourd'hui chez les Noirs et Branch Rickey est devenu pour cette race persécutée un second Abraham Lincoln».

Hélas, ce n'est pas dans toutes les villes de la Ligue internationale que Robinson est accueilli avec chaleur. Quelques jours plus tard, à Baltimore, l'épouse de Robinson, Rachel, entend toutes les injures lancées à son mari.

Mais que s'est-il produit après l'ouverture du calendrier? Le film 42 n'évoque pas le reste de la saison montréalaise de Robinson. L'histoire est pourtant fascinante.

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Les Royaux amorcent leur saison locale le 1er mai devant 16 000 personnes, un record pour un match d'ouverture au stade De Lorimier. La fanfare joue trois hymnes nationaux: ceux du Canada, des États-Unis et... God Save the King!

Dans son autobiographie, Robinson explique combien l'accueil des fans montréalais - «une acceptation complète et une attitude proche de l'adulation» - réchauffa son coeur. Il donne raison à un journaliste qui affirma qu'entre Montréal et lui, ce fut l'amour au premier coup d'oeil.

Menés par Robinson - sa moyenne au bâton de .349 lui vaut le championnat des frappeurs -, les Royaux coiffent le titre de la Ligue internationale. Ils affronteront maintenant les Colonels de Louisville, champions de l'Association américaine, dans la petite Série mondiale.

Les trois premières rencontres ont lieu à Louisville. La foule, hostile envers Robinson, l'insulte sans relâche: «Un torrent de haine...», écrira-t-il. Plongé dans une léthargie à l'attaque - un coup sûr en 11 présences -, ce voyage est pénible pour lui.

Les Royaux rentrent à Montréal tirant de l'arrière deux matchs à un. La quatrième rencontre s'annonce déterminante. La foule du stade De Lorimier, choquée par le traitement réservé à Robinson à Louisville, hue sans relâche les joueurs des Colonels.

«Même si je désapprouvais ce comportement, j'en éprouvai un vif sentiment de gratitude», dira-t-il, dans ses mémoires.

Les Royaux remportent les trois rencontres suivantes et gagnent la petite Série mondiale. Robinson, qui a retrouvé son oeil au bâton, est porté en triomphe par le public montréalais. Cette formidable consécration jette un baume sur les vexations subies dans les stades étrangers, des vilenies qui ont souvent troublé son sommeil.

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À la fin de l'année 1946, Camil DesRoches reçoit une lettre de Jackie Robinson.

«Mon épouse et moi-même avons été si bien traités et avons été témoins de tant de considération, dans la métropole canadienne, que nous avons dans notre coeur une place toute spéciale pour votre jolie ville et ses sportifs si sympathiques, écrit-il.

« (...) Nous voulons enfin te demander de les remercier, tous, pour la sympathie éloquente qu'ils nous ont témoignée durant la saison 1946.»

Voilà ce que le film 42 ne raconte pas. Mais qu'il est réconfortant de savoir pour tous les Québécois.

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Sources: Jackie Robinson, An Autobiography, Éditions Harper Collins; journal Le Canada.