J'étais tombé sous le charme. Ce visage chaleureux, ces yeux amusés, cet humour, aussi, qui lui servait de bouclier face à une question embarrassante.

«Tiger, ton père soutient que tu feras plus que tout autre homme pour changer le cours de l'humanité. Qu'en penses-tu?»

Esquissant un petit sourire, il m'avait répondu en haussant les épaules: «Tu sais comment sont les parents...»

Dans la salle de presse du Club de golf Royal Montréal, les éclats de rire avaient retenti. La répartie était fine, à la fois affectueuse pour son père et empreinte de lucidité.

C'était en 1997 et Tiger n'était âgé que de 21 ans. Il rêvait de battre les records de Jack Nicklaus bien plus que de modifier le cours de l'humanité.

À Montréal, où il participait à l'Omnium canadien, les regards étaient braqués sur lui, comme dans toutes les villes où il s'arrêtait. Les succès de son fils avaient privé son paternel du sens des proportions, comme le démontrait sa déclaration à Sports Illustrated. Mais Tiger représentait néanmoins le sportif le plus admiré de la planète avec Michael Jordan.

À cette époque, surveiller Tiger Woods dans un tournoi constituait un pur ravissement. Il était le golfeur ultime: force brute sur les tertres de départ, subtilité dans les allées, adresse sur les verts...

Le dimanche, rivés à la télé, nous attendions sa charge féroce. Ses coups magiques, qu'il soulignait en brandissant le poing de manière si caractéristique, détruisaient trou par trou le moral de ses adversaires.

Tiger Woods avait le monde du sport à ses pieds. Et rien ne semblait l'arrêter.

Ce week-end, Tiger Woods est absent de l'Omnium des États-Unis, un des quatre plus importants rendez-vous de la saison. Des problèmes récurrents au genou gauche, couplés à une blessure au tendon d'Achille, l'obligent à rater ce tournoi pour la première fois depuis 1994.

Bien sûr, les nouvelles ne sont pas toutes mauvaises pour lui. Ainsi, Sports Illustrated nous apprend qu'il demeure l'athlète le mieux payé au monde, avec des revenus de 62 millions. La baisse est tout de même appréciable, puisqu'il a touché 90 millions en 2010.

Ses égarements personnels l'ont privé de plusieurs commandites. N'empêche que c'est la chute marquée de ses gains en bourses qui compte pour les deux tiers de ce déclin. Ces millions en moins parlent fort: Tiger n'est plus le golfeur dominant de jadis. À mon avis, il ne le redeviendra jamais.

Les aventures de Tiger ont eu raison de sa famille, mais aussi stoppé l'impulsion de sa carrière. Le golfeur au si puissant magnétisme a laissé place à un homme plus sombre. Lui qui préservait jalousement sa vie privée a vu tous ses recoins exposés à la face du monde.

Le temps permet bien des guérisons, même celles de l'âme et du coeur. Mais lorsque Tiger retrouvera un véritable équilibre dans son existence, il ne détiendra plus les atouts pour menacer les jeunes loups semaine après semaine.

En avril dernier, j'ai suivi Tiger au Tournoi des Maîtres. Sous l'ombre des arbres majestueux du parcours Augusta National, j'ai été étonné par son impatience lorsqu'un coup ne répondait pas à ses attentes. Parfois, c'était presque de la colère.

Depuis son arrivée chez les pros, la concentration de Tiger a toujours été unique. Mais on devinait de la joie dans son jeu, juste à sa démarche rapide sur le terrain. La hâte de frapper le coup suivant l'habitait.

Tous ses élans recelaient un exploit potentiel et une occasion de consolider sa légende. Aujourd'hui, ils ressemblent plutôt à une course contre la montre. Mal réussis, ils l'éloignent imperceptiblement de son seul objectif: égaler la marque de Jack Nicklaus, dix-huit fois gagnant d'un tournoi du Grand chelem. Tiger a besoin de quatre victoires pour rejoindre le Golden Bear.

À Augusta, dans une de ces conférences de presse froides, si différentes de l'ambiance du passé, il a reconnu qu'il s'agissait de son seul objectif. «Ce record constitue l'étalon or du golf».

Ces jours-ci, Woods s'affaire à reconstruire sa vie et son élan. Dans le monde du golf, personne ne commente le premier de ces deux défis. On n'entend pas même une observation sur le manoir de 50 millions qu'il s'est fait bâtir en Floride, en plein coeur de la récession.

En revanche, on se gêne beaucoup moins pour analyser son jeu. Bubba Watson, un champion sans prétention, a déclaré le mois dernier que Woods pensait trop aux aspects techniques de son élan.

«Tiger s'en va dans la mauvaise direction, a-t-il déclaré. Il devrait simplement s'élancer et frapper la balle comme il le faisait si bien à l'époque.»

Woods n'a pas apprécié, son entraîneur Sean Foley encore moins. Celui-ci a haché menu Watson, affirmant qu'il devrait se taire compte tenu de leur nombre respectif de victoires en carrière.

En revanche, la déclaration de Watson illustre que Tiger n'est plus le patron du groupe, capable de s'imposer d'un seul regard. Ses adversaires ont cessé de le craindre.

Privé de cet énorme avantage psychologique, Woods redevient un golfeur comme les autres. Bien sûr, il fait toujours partie de l'élite, remportera d'autres tournois, peut-être même un majeur ou deux... si son genou tient le coup, une réelle incertitude.

Mais il n'en gagnera pas quatre autres, encore moins cinq. La nouvelle génération de golfeurs, douée et ambitieuse, ne lui laissera pas le champ libre si souvent.

Le record de Jack Nicklaus est sûr.