Le scandale de manipulation des données d'usagers de Facebook à des fins électorales a poussé un tas de réflexions sur nos vies numériques. Parmi ces réflexions, un mouvement est né : #deletefacebook, qui incite les gens à larguer leurs comptes Facebook.

Larguer Facebook ?

C'est une idée séduisante. Et, à hauteur d'Homo iPhonus, c'est une modeste façon de protester contre les méthodes trompeuses et détestables du colosse des médias sociaux dirigé par Mark Zuckerberg.

Dans ce débat, il y a les inévitables nostalgiques qui se vantent de ne pas avoir de téléphone intelligent. Je dis qu'ils s'en vantent parce que leur posture me fait penser aux douchebags qui vont flasher leurs abdos sur la plage d'Oka : ça vient du même désir de briller...

On peut se vanter de ne pas posséder de téléphone intelligent, reste que pour la moyenne des ours qui arpentent la forêt numérique, ne pas avoir de téléphone intelligent est une formidable façon de se compliquer la vie de nos jours, pour mille raisons que je vais résumer ainsi : nos vies réelles et numériques sont dorénavant imbriquées.

Il y a trop de nous dans la vie numérique et trop de la vie numérique en nous pour se payer le luxe de larguer complètement nos téléphones intelligents.

Je reviens à Facebook. On largue Facebook, ou pas ?

Le professeur Arvind Narayanan, de l'Université Princeton, a bien résumé lundi sur son compte Twitter l'absurdité de mettre sur les seuls pouces des usagers la responsabilité de baliser les actions de Facebook, en sept points : 

1. Larguez Facebook.

2. Installez un détecteur/bloqueur de pubs.

3. Détruisez votre téléphone intelligent.

4. Peinturez votre visage avant de sortir.

5. Avisez chacun des 4000 courtiers en données que vous refusez qu'ils utilisent vos données déjà récoltées.

6. Évitez les autres humains (Facebook récolte vos données grâce à eux).

7. Déménagez dans une forêt reculée.

La recette sarcastique du professeur Narayanan visait à montrer une chose : nous vivons dans un Far West numérique où le commerce des données numériques transcende largement Facebook. Même si Facebook faisait faillite demain matin, la question du contrôle de nos empreintes numériques resterait entière.

J'utilise l'expression « Far West » pour parler des espaces numériques parce que c'est ça : une terre non balisée, sans foi ni loi ou presque, comme l'Ouest américain de jadis. Les géants du numérique sont peu réglementés - la loi canadienne sur la protection des renseignements personnels date de 1983 -, et quand ils le sont, c'est de façon minimaliste...

C'est ça qui doit changer : les États doivent investir les espaces numériques pour agir en faveur du (attention, Youri Chassin, les mots qui suivent risquent de vous offenser !) bien commun.

Je cite Zeynep Tufecki, professeure à la School of Information and Library Science de la North Carolina University : « La confidentialité des données est comme la qualité de l'air ou de l'eau potable : un bien public qui ne peut pas dépendre de la seule sagesse de millions de décisions individuelles. Une réponse collective est nécessaire. »

Cette réponse collective est vigoureuse en Europe, où l'Union européenne a pondu un Règlement général de protection des données (RGPD) qui va donner un semblant de rapport de force aux usagers face aux Facebook, Google et aux milliers d'autres acteurs inconnus qui s'enrichissent avec nos données en les vampirisant.

C'est aussi en Europe que l'idée de faire payer leur juste part aux entreprises numériques avance avec le moins de complexes. Voir à ce sujet l'entrevue de mardi au RDI de Gérald Fillion avec le commissaire européen aux Affaires économiques et financières, Pierre Moscovici.

Alors, prétendre que l'hygiène numérique ne relève que de la responsabilité personnelle, c'est faire le jeu des géants du numérique. La clé, c'est de réglementer : des lois, des règles, des sanctions, pour protéger le « nous ».

Ne cibler que le « je », n'inciter qu'à larguer Facebook, c'est mettre l'individu seul face à des géants riches, polymorphes et hyperpuissants.

Les cigarettiers ont fait le coup de la responsabilité individuelle des fumeurs pour se dédouaner de la nocivité de leurs produits. Les Coca-Cola de ce monde font la même chose, avec tous les pushers de sucre, en nous faisant croire que boire du Coke n'a rien de nocif tant qu'on prend la peine de faire du jogging.

Le but, pour Big Sucre et Big Tabac, est le même que pour Big Data dans les tiraillements numériques qui affligent Facebook : éloigner les envies de réglementations étatiques en faisant croire que l'individu peut, seul, se défendre.

C'est faux.

Seul, je ne peux rien contre Facebook. Ensemble, nous le pouvons. Et la manifestation de « Nous », on n'en sort pas, c'est l'État, ce sont les États.