Ce qui s'est passé après que Robert Piché a réussi à poser son Airbus A330 aux Açores est connu et archiconnu : on a appris que dans une autre vie, le héros du vol 236 d'Air Transat avait fait de la prison aux États-Unis pour avoir transporté de la drogue aux commandes d'un petit avion, en 1985.

J'étais au Journal de Montréal à l'époque et j'avais bossé sur cette histoire avec mes doués collègues Jean-Michel Gauthier (aujourd'hui décédé) et Dominic Fugère. Le Journal nous avait même envoyés en Géorgie, Jean-Michel et moi, pour enquêter sur l'arrestation et l'emprisonnement du jeune Robert Piché...

Mais le public avait détesté ces révélations sur le passé du héros du vol 236 d'Air Transat : il nous reprochait d'avoir voulu transformer le héros en zéro...

Le ressac avait été violent, nous avions été submergés de courriels et de lettres (on envoyait encore de telles choses...) de lecteurs furieux. Jean-Michel recevait encore des appels courroucés trois semaines après son retour de Géorgie...

Seize années ont passé et, en ce matin d'un automne qui a encore l'air de l'été, Robert Piché est assis devant moi pour une entrevue soulignant sa retraite forcée par ses 65 bougies, l'âge de la retraite imposée par l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) aux pilotes de gros porteurs.

Je dis à Robert Piché que nous avions une théorie, au JdeM, dans les premiers jours qui ont suivi son exploit : c'est son passé de pilote de brousse qui lui avait permis, contre toute attente, de poser l'A330 en planant jusqu'aux Açores...

«C'est le cas, Robert?

 - Non, rétorque-t-il du tac au tac. C'est la prison qui m'a permis de faire atterrir l'avion. C'est en prison que j'ai développé mon instinct de survie. Quand on a perdu tout le carburant, mon subconscient m'a dit : ‟La survie? J'ai un dossier là-dessus, attends, je vais te le sortir..." Comme pilote, t'es entraîné à être en urgence. Là, j'étais en survie. Et la survie vient de la prison. En prison, j'ai appris à passer par-dessus ma peur...»

Sans son passage en prison, peut-être que l'entraînement de pilote de ligne de Robert Piché n'aurait pas été suffisant pour faire atterrir l'avion aux Açores. C'est ce qu'il croit.

Aujourd'hui encore, n'en déplaise aux lecteurs de l'époque qui avaient haï les révélations sur le passé du commandant, je suis convaincu que cet aspect de la vie de Robert Piché était d'intérêt public...

Parce qu'on ne peut pas comprendre le commandant Piché sans comprendre Robert Piché, le détenu; Robert Piché, l'homme.

***

Demain, il pilotera un Airbus d'Air Transat pour la dernière fois, un court vol au profit de sa Fondation Robert-Piché, qui épaule et finance des organismes oeuvrant auprès des personnes aux prises avec des dépendances à l'alcool, à la drogue et au jeu.

Je suis probablement le 20e à pondre un reportage sur Robert Piché à l'occasion de sa retraite. Mais à propos du pilote, à propos du mythe, tout a été dit...

Alors permettez que je parle de l'homme...

On peut quantifier le nombre de personnes que Robert Piché a contribué à sauver en posant son Airbus aux Açores en 2001 : 306 personnes.

Mais on ne pourra jamais quantifier le nombre d'hommes et de femmes que Robert Piché a contribué à aider et à sauver en révélant publiquement qu'il est alcoolique.

Ce genre de chose se quantifie mal.

Sauf que quand Robert Piché parle publiquement et sans tabous de cette «rigoureuse honnêteté avec soi-même» que doivent avoir les alcooliques - dans des entrevues ou des conférences -, quand il dit que lui aussi aurait pu tout perdre à cause de l'alcool, c'est sûr que son exemple aide quelqu'un, quelque part...

«En consommant, je cachais une hypersensibilité, me dit-il. La majorité des alcooliques et des toxicomanes, on a une boule dans l'estomac...»

Cette «boule» dont parle Robert Piché, elle se développe à partir de traumas différents selon les personnes. «Mais on l'a tous. Et on consomme pour la faire disparaître. Et si je suis rigoureusement honnête avec moi-même, même si le vol 236 m'a donné crédibilité et notoriété, je ne suis pas très différent de l'itinérant qui, lui, a tout perdu à cause de sa dépendance.»

Alors au-delà du pilote mythique, Robert Piché, l'homme, a fait oeuvre utile en parlant publiquement de sa dépendance, une dépendance qui est semblable à celle de votre frère, de votre mère, de votre fils...

Et peut-être de la vôtre.

Je voulais dire à quel point c'est important, sachant à quel point les problèmes de dépendance sont répandus.

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Un dernier truc, à propos de Robert Piché, l'homme. Je n'ai jamais vu son histoire comme étant celle d'un héros devenu zéro, même qu'à l'époque, je croyais que c'était celle d'un zéro devenu héros...

J'avais tort, pourtant. Je souscrivais ainsi à une trame narrative très simple, qui avait le mérite d'illustrer une histoire de vie complexe.

L'universalité de l'histoire de vie de Robert Piché, c'est que nous traînons tous des parts d'ombre, nous sommes tous le fruit de zones plus ou moins grises, nous avons tous des bibittes qui font de nous qui nous sommes, ce que nous sommes.

Ces parts d'ombre peuvent nous plomber et même nous tuer, mais elles peuvent aussi nous rendre plus forts. Meilleurs, même. Ce fut le cas de Robert Piché.

Et l'histoire de Robert Piché nous rappelle que les humains sont des êtres complexes et multidimensionnels, des êtres qui se résument souvent bien mal en un coup d'oeil, en une première impression... en une manchette.

C'est facile de l'oublier. Je m'inclus là-dedans.

Bonne retraite, Robert.