J'haïs l'expression « monde ordinaire », parce que c'est trop facile à utiliser de façon dérogatoire, marchepied pour se remonter. J'imagine que ça tient au ton, à l'intonation qu'on utilise sur la fin du mot « ordinaire », coup de langue qui trahit le mépris...

Quand j'écris, vous n'entendez pas mes intonations. Je vous jure : dans ma tête, il y a toute l'affection de l'univers quand je dis « monde ordinaire » pour parler de Pôle Sud.

Pôle Sud, c'est une pièce de docu-théâtre, qui est à peu près sold-out à Espace Libre, ces jours-ci. Cassivi en parlait, samedi. Reste quelques places en supplémentaires, me dit-on. Renseignez-vous. Et courez-y, si possible.

On a fait beaucoup de cas de la vedettisation de l'espace public ces derniers temps. Des A, des B, des C, qu'importe : nos ondes, nos scènes, nos écrans seraient monopolisés par les vedettes qui forment le pôle opposé du « monde ordinaire », sur la planète média...

Eh bien, Pôle Sud, d'Émile Proulx-Cloutier et d'Anaïs Barbeau-Lavalette, c'est l'antidote à ça, à la vedettisation. Pôle Sud, c'est la mise en scène, avec une tendresse de tous les instants, de la vie de huit personnes issues - j'ai encore de la misère à le dire - du vrai monde.

Un libraire.

Une concierge.

Une ex-effeuilleuse.

Un orfèvre qui tient café.

Une ex-détenue.

Et d'autres, tous là, tous en chair et en os, sur scène. C'est la portion théâtre : chacun leur tour, les huit personnages bougent sur scène, se meuvent comme ils le feraient dans leur quotidien, ouvrent des portes, fument une cigarette, passent la vadrouille, se font des tresses...

Leurs mots, on les entend sur une bande audio. C'est la portion documentaire. Anaïs Barbeau-Lavalette les a fait parler, a enregistré leurs paroles, leurs histoires, leurs états d'âme, leurs blagues, leurs angoisses...

Ces mots-là, bien sûr, ils n'auraient pas pu les prononcer sur scène, en tout cas pas avec ce naturel-là : ce ne sont pas des comédiens.

C'est ce qui fait toute la beauté de l'affaire : le naturel des mots enregistrés et celui des gestes, là, devant nous.

Reproduire la banalité de l'existence, c'est une chose extrêmement difficile, quel que soit le média. Il y a toujours un élément de mise en scène dès qu'une vie est médiatisée, ne serait-ce que dans la tête des sujets. Quand on nous met un micro sous le nez, quand les projecteurs s'allument, quand la caméra tourne : on joue. La mise en scène commence en soi, se poursuit avec celui qui gère l'éclairage, les caméras, les micros. Un, deux, trois, action...

Mais dans les 90 minutes de Pôle Sud, une fresque sociohistorique sur le quartier Centre-Sud, j'ai eu l'impression justement de frôler la réelle banalité de ces existences mises en scène, dans toute leur beauté ordinaire.

Vers la fin de la pièce, un des personnages raconte sa dépendance à la drogue, sans artifice, sans flafla, sans chercher à émouvoir. Sans avoir rien à vendre. Et on l'entend chanter Donnez-moi de l'oxygène, de Diane Dufresne, seule, sur son lieu de travail, avec l'écho du lieu désert...

Juste là, il y a mise en scène. C'est pourtant la chose la plus vraie qu'il m'ait été donné de voir, de sentir et d'entendre depuis je ne sais plus quand.

Le vrai, voilà qui fait défaut ces jours-ci. Je n'ajoute même pas le mot « monde », juste le vrai : il y a un déficit de vrai dans nos écrans, sur nos scènes, sur nos ondes, même dans notre journalisme. C'est dur de raconter le vrai, parce que pour raconter le vrai, il faut toujours bien le capter, et parce que pour le capter, il faut forcément y mettre le temps. Et le temps (vous me voyez venir), c'est de l'argent...

Samedi, j'ai écrit sur cette controverse qui a secoué le monde de l'humour, qui a teinté - positivement, en fin de compte, si j'en juge par les cotes d'écoute - le Gala Les Olivier. C'est un vrai enjeu, la liberté d'expression. Mais si on a parlé du camouflet servi à la liberté d'expression de Mike Ward et de Guy Nantel, c'est d'abord et avant tout parce que Mike et Guy sont le contraire du monde ordinaire.

Pour un Ward, pour un Nantel, il y en a mille, dans le « monde ordinaire », qui se font sanctionner pour avoir utilisé leur liberté d'expression, sans que cela fasse un pli sur la poche de qui que ce soit, sans que cela devienne tendance sur Twitter, sans que ça vous/nous scandalise...

C'était dans le JdeM, hier, l'histoire de Richard Ouimet, chauffeur de bus à la Société de transport de Laval (STL). Il y a quelques semaines, M. Ouimet a déploré au Journal un climat infernal à la STL, sur fond d'intimidation entre groupes de chauffeurs rivaux. En Arabie saoudite, on l'aurait flagellé, j'imagine. À la STL, on l'a congédié, pour manque de loyauté.

Ah, le grand prétexte du « devoir de loyauté » envers l'employeur, ce commode outil pour faire taire...

C'est là, codifié à l'article 2008 du Code civil et enchâssé dans nombre de contrats de travail. Personne n'est contre la loyauté envers l'employeur, c'est très bien, la loyauté, c'est presque aussi bien que manger cinq portions de brocoli par semaine.

Le problème, c'est qu'il s'agit dans le monde du travail d'une clause fourre-tout, utilisée comme une muselière à mettre sur la gueule des employés qui pourraient être tentés de parler, de dénoncer, de donner le vrai score...

Pourquoi ces gens-là sont-ils ainsi sanctionnés ?

Ça n'a rien à voir avec la loyauté, tout à voir avec la suppression du vrai.

Le vrai fait peur, le vrai est le contraire des versions officielles approuvées par le contentieux.