Un jeune homme meurt dans un accident à Saint-Sauveur. Un autre jeune homme attend un coeur à Québec. Notre chroniqueur Patrick Lagacé raconte l'histoire de deux familles unies par le même coeur, celui de Jean-François Savard.

Manon Pagé se souvient que le 11 août 2013, elle soupait chez ses parents avec le plus vieux de ses deux enfants, Jean-François. Elle se souvient que Jean-François lui a dit: «Maman, j'ai l'impression que je ne pourrai pas faire tout ce que je veux faire dans ma vie!»

Puis le souper a pris fin. Manon et Jean-François se sont rendus à leurs voitures respectives.

- On se voit à la maison?

- Oui, maman.

Ils n'ont pas pris le même chemin, dans ce coin de Saint-Sauveur qui se fond dans Morin-Heights. Manon est arrivée à la maison. S'est mise en pyjama. Jean-François, lui, n'arrivait pas. Manon a senti une petite inquiétude monter en elle.

Pas le genre de JF, s'est dit la mère. Il appelle, s'il est retardé.

Au loin, quand elle est arrivée à la maison, elle avait entendu des sirènes...

«J'avais un mauvais feeling.»

Manon Pagé a pris ses clés, elle est montée dans sa voiture pour aller voir, sur la route 364, celle qui vous mène vers Saint-Adolphe et Morin-Heights, celle qu'avait empruntée Jean-François.

Au loin, près du poste de la Sûreté du Québec, Manon a vu une scène classique d'accident de la route. Des véhicules d'urgence, des gyrophares, des voitures détruites.

Dont celle de Jean-François.

***

À 21 ans, Jean-Sébastien Synnott a commencé à éprouver des malaises. Souffle court, douleurs à la poitrine. Lui, le grand sportif de la Gaspésie, le robuste pêcheur en haute mer, l'adepte de plein air, était constamment épuisé.

Diagnostic: cardiomyopathie, une maladie qui perturbe grandement la capacité de pomper le sang dans le corps. Effets secondaires: apnée du sommeil, eau dans les poumons, l'estomac et le foie, difficultés à manger. Perte de poids dramatique, délétère.

De complications en détériorations, Jean-Sébastien était hypothéqué comme un vieillard. À 22 ans, en janvier 2013, les médecins de l'Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec lui ont installé un coeur mécanique, une turbine dans le ventricule gauche, qui pompe le sang vers l'organisme. «J'étais, dit-il, à deux jours de mourir.»

Un coeur mécanique ronronnait donc en Jean-Sébastien, émettant un bruit semblable à celui d'un rasoir électrique. Une solution temporaire, pourtant. Seule solution permanente: une greffe. Jean-Sébastien a été placé sur une liste d'attente. Temps d'attente moyen: 335 jours.

Évariste Synnott se souvient avoir pensé à cette situation impossible, quasiment absurde. Son fils attendait maintenant un coeur, un coeur qui lui permettrait de continuer à vivre. Mais pour cela, il fallait que quelqu'un d'autre, un pur inconnu, perde la vie.

«Tu ne penses jamais que ton enfant va mourir et que tu vas devoir prendre la décision de donner son coeur. Comme tu ne penses jamais que ton fils va avoir besoin d'un coeur. Tu n'es jamais préparé à une situation comme ça, à te faire dire que le coeur de ton enfant est fini.»

***

À l'hôpital du Sacré-Coeur, les médecins ont tout tenté pour sauver Jean-François Savard. Mais 30 heures après l'accident, il fallait se rendre à l'évidence: Jean-François ne se réveillerait pas. Les dommages cérébraux étaient trop importants.

Jean-François n'avait pas signé son consentement au don d'organes, dit Manon Pagé. Mais son idée était faite. Elle s'est souvenue que Jean-François avait une passion curieuse - curieuse pour un si jeune adulte - pour le don de sang. Il courait les collectes de sang, sûr que c'était une façon formidable d'aider les gens.

«Les médecins n'ont pas eu besoin de m'en parler, se souvient Manon Pagé. Je les ai devancés. J'ai dit oui.»

Ce fils dont elle était si proche, ce fils qui avait eu une enfance et une adolescence si difficiles, mais qui était si heureux et si épanoui à l'aube de sa vie d'adulte, il allait donner la vie, en d'autres corps.

Si Manon Pagé avait refusé de donner les organes de Jean-François, une partie de son calvaire aurait pris fin peu après. Jean-François aurait été débranché et il serait mort une heure ou deux après, doucement.

En disant oui, la vie de Jean-François s'en trouvait cruellement et paradoxalement prolongée. Il serait nourri et soigné, pour maintenir ses organes en bon état.

«Ça étire la vie, raconte Manon Pagé. La mort est inévitable, mais elle est repoussée. Et toi, tu attends.»

Dans le huis clos du tout nouveau Centre de prélèvement d'organes de Sacré-Coeur, Manon veillait donc son fils, attendant sa mort naturelle.

C'était, dit-elle 15 mois plus tard, «un projet», le sien et celui de l'équipe du Centre: mener Jean-François à bon port, l'amener au bout de la vie, pour pouvoir prélever ses organes.

Jean-François sèmerait ainsi la vie chez d'autres personnes, des personnes qu'elle ne connaîtrait jamais, mais assurément des enfants, des pères, des mères qui - aussi vrai qu'elle aimait son Jean-François - aimaient leurs familles et étaient aimés d'elles.

Photo Geneviève Gélinas, collaboration spéciale

Atteint de cardiomyopathie, Jean-Sébastien Synnott a reçu le coeur de Jean-François Savard.

Improbable rencontre

Les heures, les jours passaient. Jean-François respirait toujours. Une attente épouvantable, une sorte de supplice que Manon Pagé s'infligeait au fond, à elle et à sa fille Béatrice, la petite soeur de Jean-François, pour aider de purs inconnus, par pure bonté.

Elle se souvient des infirmières par leurs noms. Martine, Anne-Marie. Elle se souvient que le chef du Centre, le Dr Pierre Marsolais, leur apportait des croissants, le matin, pour elle et Béatrice, quand il venait voir Jean-François. «Il pleurait même avec nous.»

Jeudi le 15 août 2013, quatre jours après l'accident de la route 364, Jean-François Savard, 19 ans, est mort.

«S'ils avaient été un tantinet moins humains, dit Manon Pagé au sujet de membres du personnel de l'hôpital, je n'aurais pas tenu le coup. J'aurais fini par dire: «Oubliez ça, le don d'organes. Débranchez-le.» »

Mais Manon Pagé a tenu le coup. Jean-François a pu donner six organes, dont son coeur, ses poumons et ses reins. Il est devenu l'un des 165 donneurs d'organes de l'année 2013 au Québec.

***

Dring, le téléphone cellulaire de Jean-Sébastien a sonné. Il était passager dans l'auto de ses amis Cathy et Jean-Pierre.

C'était le 16 août, vers 18h, sur une autoroute de Québec. Le groupe s'en allait souper au restaurant. Au bout du fil, l'infirmière responsable de Jean-Sébastien à l'Institut de cardiologie et de pneumologie de Québec. Le jeune homme se souvient de son ton amical:

- Pis, comment ça va?

- Bien.

- Es-tu prêt?

- Oui, je suis prêt.

- OK. Va chercher tes affaires. Viens à l'hôpital. Prends ton temps, là, ça ne presse pas. Ne mange rien.

Le mot «coeur» n'a pas été prononcé. Mais Jean-Sébastien avait compris ce que ça voulait dire.

Un coeur l'attendait.

***

Jean-François venait de mourir. Manon Pagé a quitté l'hôpital du Sacré-Coeur, avec sa fille Béatrice. Juste avant de quitter l'hôpital, quelqu'un qui était en mesure de savoir lui a dit ceci: «Le garçon qui va recevoir le coeur de Jean-François a à peu près le même âge que lui.»

Bullshit, a pensé Manon. On veut me réconforter, on veut me réconforter avec un scénario idéal...

Puis, le lendemain, de retour à Morin-Heights, chez elle, Manon a reçu un appel de son amie, la journaliste Katia Laflamme, basée à Rimouski: «Manon, il y a un jeune de Gaspé... Qui attendait un coeur. Il l'a eu, il vient de l'avoir. Sa famille l'a annoncé. Manon, c'est sûr que c'est le coeur de Jean-François.»

Manon Pagé me raconte tout ça par un samedi matin plein de soleil, à Saint-Sauveur.

- Là, ce n'était plus de la bullshit?

- Non. Ça ne pouvait plus être de la bullshit. Le Québec est trop petit pour ça.

Le garçon évoqué par Katia Laflamme était évidemment Jean-Sébastien Synnott, dont l'histoire avait été médiatisée pour amasser de l'argent afin d'aider les proches du jeune homme qui devaient séjourner à Québec avec lui; en quasi-permanence pour sa mère Lucie Trudel, ponctuellement pour son père Évariste.

Sur Facebook, Manon Pagé a contacté Caroline Legresley, tante de Jean-Sébastien et principale porte-parole médiatique de la famille.

Je crois, lui a-t-elle alors écrit avec des gants blancs, être la mère du garçon qui a donné un coeur à votre neveu.

***

Normalement, ça n'arrive pas. Normalement, les familles d'un donneur et d'un receveur d'un organe n'entrent pas en contact. Pas au Canada, en tout cas. Les organismes qui gèrent le don d'organes, comme Transplant Québec, vu les dilemmes éthiques et moraux potentiels, préfèrent ne pas mettre les familles en contact direct.

Mais le Québec, c'est petit. Nous sommes tous à un, deux degrés de séparation. Et tout le monde sait utiliser Google, Facebook.

«Des recoupements peuvent se faire, avec des détails, dit Brigitte Junius, de Transplant Québec. Ça arrive. Mais notre politique, c'est de ne pas mettre les familles en contact direct.»

C'est ce que les familles de Jean-François et de Jean-Sébastien ont fait, des recoupements. Le timing, d'abord: Jean-François est mort, Jean-Sébastien a reçu un coeur dans la foulée. La description du receveur faite à Manon à Sacré-Coeur, une description du donneur faite à Évariste à Québec...

«Personne ne va jamais confirmer à 100 %, dit Katia Laflamme, l'amie de Manon Pagé. Mais il y a trop de coïncidences.»

***

Dans un film américain à l'eau de rose, les deux familles se seraient tombées dans les bras et un sens bien digestible aurait été donné à la mort de Jean-François.

Mais la vie n'est pas film américain. Évariste et Jean-Sébastien Synnott aimeraient bien rencontrer Manon Pagé. Il y a un contact, quand même, par Facebook. Évariste parle à Manon, qui parle à Jean-Sébastien et tout ce beau monde «aime» les statuts et photos de l'un et de l'autre...

«Si elle est prête, j'aimerais la rencontrer, note Évariste. C'est émotif, ce qu'on va vivre. C'est spécial: Jean-Sébastien a le coeur de Jean-François. Mon fils serait probablement mort, il y a 20 ans, avec tout ça.»

Mais Manon hésite.

- J'ai peur de ma réaction, me dit-elle. Je ne sais pas comment je vais réagir.

- Si c'était les reins, Manon, ce serait différent?

- Oui. Ça n'a pas la même signification. C'est ce qui nous tient en vie, mais... Mais c'est plus, non?

Elle met son poing sur son coeur, les yeux mouillés. Un ange passe. Elle cherche ses mots, finit par les trouver:

- Les émotions passent par là. Le coeur, c'est la machine; c'est la première chose que tu entends quand ton enfant est dans ton ventre. Jean-François est mort depuis 15 mois, mais son coeur, lui, n'aura jamais cessé de battre. Il bat encore. C'est magique. Il n'y a pas d'autre mot.

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Jean-François n'avait pas signé son consentement au don d'organes, dit Manon Pagé. Mais son idée était faite. «Les médecins n'ont pas eu besoin de m'en parler, se souvient-elle. Je les ai devancés. J'ai dit oui.»

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Manon Pagé se souvient que le chef du Centre de prélèvement d'organes de Sacré-Coeur, le Dr Pierre Marsolais, leur apportait des croissants, le matin, pour elle et Béatrice, quand il venait voir Jean-François. «Il pleurait même avec nous.»