Autour de 2010, Sylvain P. a correspondu sur Facebook pendant un certain temps avec cette fille formidable, étudiante en médecine qui faisait son internat dans un hôpital de Montréal. D'origine tchèque.

Mais vous savez comment sont les étudiantes en médecine, bien occupées, toujours le nez dans les livres ou dans les plaies des patients...

Bref, Martina n'avait jamais le temps de rencontrer Sylvain.

Sylvain a commencé à se méfier. Il avait le numéro de cellulaire de Martina, alors il l'a refilé à un enquêteur privé et, 400$ plus tard, le limier lui est revenu avec le nom du gars relié au téléphone portable...

Oui, un gars. Sylvain a entré le nom dans le moteur de recherche de Canada411 et, parce que le patronyme - slave - était très particulier, la recherche n'a produit qu'un résultat. Une adresse dans le 450-nord.

Sylvain est donc monté dans son char, comprenez-vous, et mû, par la curiosité, s'est rendu à l'adresse en question.

Toc, toc, toc...

Un gros monsieur, «en bedaine», a répondu.

- Oui?

- Martin?

- Martin, c'est mon fils.

Martin fut appelé par le gros monsieur ne portant pas de chandail. Un jeune homme, dans la trentaine, s'est pointé dans le cadre de porte. À voir les grands yeux surpris que Martin a faits en le voyant, Sylvain a compris qu'il avait devant lui sa «Martina».

- Allez-vous-en ou j'appelle la police, a-t-il fini par bredouiller.

Sylvain est parti et s'est couché moins niaiseux, ce soir-là.

***

Sylvain est sûr et certain que sa «Martina» est ma «Kim Laurin», cette amie Facebook dont je vous ai raconté l'histoire dans La Presse, fin septembre, une «amie» avec qui j'ai eu des contacts pendant quatre ans. Et qui, finalement, n'existait pas.

Sylvain est donc convaincu de savoir qui se cache derrière Kim. «Un de mes amis communique avec Kim, j'ai lu les messages de Kim: même style, même humour que Martina...»

Le problème, c'est que 12 autres lecteurs - au moins - sont absolument certains de savoir qui se cache derrière «Kim». Nicolas Léger: «Je suis sûr que c'est ma "Martine", qui se disait agente de bord...» Une fille, anonyme, certaine qu'il s'agit d'une parente à elle: «Kim est une très bonne personne, ce n'est ni un gars ni une schizophrène ou une personne qui devrait avoir honte de son physique...»

Et l'humoriste Jean-Thomas Jobin, qui a lui aussi entretenu une correspondance avec «Kim», a aussi reçu son lot de pistes. Une fille de Québec, lui a raconté un gars au téléphone, qui a déjà fait le coup de la fausse vie, qui «travaille» sur ça à temps plein, avec trois écrans d'ordi en simultané...

Vous avez été des centaines à réagir à cette chronique, ce fut une véritable déferlante. Et vous avez été quelques dizaines à me demander, haletants: «Mais c'est qui, c'est qui?!»

Réponse: je ne sais pas.

Et je crois qu'au bout du compte, ce n'est pas important. Je crois que si j'apprenais l'identité de «Kim», je ne la révélerais pas. L'histoire de «Kim», ses subterfuges, ses mensonges, sa vie numérique inventée: tout cela valait une chronique, parce que c'est une histoire qui a une portée universelle de nos jours, qui dit quelque chose sur l'époque. Mais l'identité de «Kim»? Pas sûr.

***

Vous avez aussi été quelques-uns à me dire que j'avais été naïf. Peut-être. Mais dans le virtuel, je me méfie de ce qui est évident, gros comme le nez: non, je ne donne pas mon NIP et, non, je n'envoie pas de selfies de moi à poil aux étrangères (ni aux étrangers)...

Ici, avec «Kim», il n'y avait pas de but, pas d'attrape, pas d'objectif de sa part, pas de NIP à demander. De quoi vouliez-vous que je me méfie? Pour elle (lui?), le but du jeu, c'était le jeu lui-même, justement.

François Duchesne m'a communiqué cette réflexion, qui fait écho à un tas d'autres du même genre: «Je ne corresponds jamais sur Facebook avec une personne que je n'ai jamais rencontrée en personne, dans la «vraie vie». Je n'ai pas de temps à perdre avec les "comiques" et autres "jambons" qui s'amusent à hameçonner les internautes, soit pour leur fric ou pour leur attention, leur temps...»

Je comprends, ai-je répondu à M. Duchesne. Mais ma vie de journaliste, c'est un peu, beaucoup, de parler à des gens, à toutes sortes de gens, que je n'ai jamais rencontrés dans la «vraie vie». Ça nourrit mes réflexions, ça m'apporte des contacts, ça me donne des histoires que je transforme en chroniques.

Dommage collatéral: il faut se frotter à des jambons, des fois. Et à des «Kim».

Bon, bon, j'en entends quelques-uns qui me disent ce que des tas de lecteurs - pardon, de lectrices - m'ont écrit, en réaction à cette chronique sur cette fausse amie...

«Tu lui parlais parce qu'elle était cute, Lagacé...»

Aussi.

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Ce que je retiens de l'histoire de «Kim», c'est qu'il y a des milliers de «Kim», des gens qui s'inventent des vies sur l'internet. Oui, il y a toujours eu des gens tordus. Mais certains le sont plus que d'autres, et le numérique leur permet de démultiplier leur méchanceté. En comparaison, ma «Kim» n'était pas méchante.

Prenez Lisa. Elle m'a écrit son histoire. Un jour, il y a longtemps, elle rompt avec son chum, Éric. Peu après, un courriel tombe dans sa messagerie: un admirateur. Un gars de son entourage. Il est gêné. Il ne veut pas s'identifier. Mais manifestement, il a vu les détails qu'il révèle à Lisa, c'est clair qu'il la connaît. Il est caché derrière un pseudonyme, disons Banane-Banane87...

Ils s'écrivent ainsi pendant huit mois. Des discussions profondes, intimes. «Je passais des nuits à lui écrire, à imaginer des façons de le rencontrer.»

Un jour, Lisa visite Éric, qui est devenu son ami, après la rupture. Éric s'absente momentanément de son ordi. Ding, fait la messagerie d'Éric: nouveau courriel. Machinalement, Lisa jette un oeil sur le message. C'est une amie d'Éric, que Lisa connaît. Et qui lui écrit: «Je ne sais plus quoi faire avec le dossier Banane-Banane87...»

Eh oui, c'est Éric et cette amie qui avaient imaginé ce jeu tordu. Les salauds...

Lisa a mis des années à s'en remettre.

***

J'ai écrit que «Kim» comblait visiblement un vide, en entretenant avec des tas de personnes des relations virtuelles, lesquelles étaient pimentées par l'invention d'une famille tout aussi virtuelle.

Renée Bonneville m'a répliqué, et elle ne fut pas la seule: «Vous ressentiez, vous aussi, un vide...»

Si vous saviez, madame, les vides que je ressens parfois! Je regarde au fond, mais j'ai la chienne: y a pas de fond...

Je connais mes vides. Et je ne comblais pas de vides avec «Kim». Mes vides sont ailleurs, dans d'autres fuseaux horaires de ma vie. Quels sont mes vides? Hé, hé, bel essai, je vous dis bien des choses dans cette chronique, mais je ne vous dirai pas tout. Reste 30 ans avant ma retraite...

Et vous, vos vides?