Lundi, j'ai écrit une note dans l'agenda scolaire de mon fils: «Zak n'a pas pu faire sa recherche sur les bélugas: pour une expérience au travail, je n'ai pas internet à la maison.»

Père débranché, père indigne?

Ça va, ne répondez pas...

Mes aventures loin du téléphone intelligent et des merveilles d'internet se poursuivent. J'ai cessé de tâter machinalement ma poche arrière à la recherche de mon iPhone. Mes mains ont compris que l'iPhone est indisponible. Mais j'ouvre encore machinalement le fureteur de mon MacBook en tapant la lettre «t», pour ouvrir Twitter: «Impossible de se connecter à internet», m'avertit alors Google Chrome, sous un dinosaure mal pixélisé semblant sortir d'un jeu Atari de 1985.

J'en suis donc au 9e jour de ce débranchement. Je me fais souvent accoster en public par des lecteurs amusés par ce débranchement. Parfois, des comiques essaient de relativiser le calvaire de mon sevrage numérique...

Une dame:

«Ah, ah, ça fait juste une semaine, y a rien là...

- "Juste" une semaine, Madame? Donnez-moi donc votre téléphone, tout de suite, je vous le remets dans une semaine...»

Elle pogna son air, écrirait Alexandre Jardin.

Un Monsieur, dans l'ascenseur:

«Avant, on s'arrangeait sans ces affaires-là...

- Mauvais argument, Monsieur. "Avant", tout le monde s'arrangeait sans ces "affaires-là". Là, le monde tourne pas mal autour de ça...»

Désolé si, des fois, mon ras-le-bol occasionnel percole à la surface de mon humeur. Tenez, mardi, j'ai failli céder et me rebrancher, excédé d'être sans ressources modernes dans une matinée où je devais embrayer au plus vite pour un tas de raisons. Tanné de ne pas avoir mes contacts dans un téléphone vétuste, d'être pris dans le trafic sans pouvoir répondre à un seul appel (je n'ai pas trouvé de casque d'écoute adapté à mon Tyrannophone, qui n'est pas reconnu par mon Bluetooth).

Phoque that, ai-je pensé, où est la boutique Telus...

J'ai résisté.

Au bureau, je me fais niaiser sans vergogne par les travailleurs de l'information de mon îlot. J'ai demandé lundi à Boisvert de me faire une petite recherche sur Google, un détail pour une chronique, mais il m'a répondu que j'étais comme un juif orthodoxe qui demande à son voisin de venir lever le chauffage à sa place, le jour du Sabbat...

Et il a refusé. Le sale.

OK, Yves, si ce détail capital - non vérifié - vaut à La Presse une poursuite-monstre, poursuite qui nous ruine et force la mise à pied de centaines de personnes, tu repenseras à ton juif orthodoxe quand tu écriras des portraits inspirants de juges pour le Journal du Barreau...

«Suis-je cyberdépendant?

- Je ne peux pas répondre à ça, je ne vous connais pas, nous ne sommes pas dans un contexte de thérapie...»

Marie-Anne Sergerie est psychologue, spécialisée en cyberdépendance. Mardi, elle n'a voulu ni me rassurer ni m'inquiéter quand je lui parlais de ma relation avec cet iPhone castré et mon exil des interwebs. Justement parce qu'une psychologue n'analyse pas quelqu'un sur le coin de la table...

Mais en journaliste rusé, j'ai quand même réussi à lui faire dire que la cyberdépendance - quoique le terme et ses manifestations soient encore l'objet de débats dans la communauté scientifique - s'accompagne généralement de problèmes connexes, comme un malaise avec l'ennui, le vide, la solitude...

Ce n'est pas mon cas.

Et sauf d'innombrables vexations ponctuelles, par exemple quand je veux appeler quelqu'un du restaurant mais que mes contacts sont dans mon MacBook qui, lui, est à La Presse, je n'ai pas de symptômes de manque.

«Pourquoi tu gardes le téléphone cellulaire?», m'a demandé Marie-Anne Sergerie.

J'ai fait des gros yeux.

Larguer le cell? Ça va pas, non?

«Mais en le gardant, tu n'explores pas certaines zones intéressantes, m'a-t-elle répliqué. La technologie mobile a créé des attentes de réponses immédiates. Tu vas devoir explorer la question des frontières à établir...»

Mon cell a sonné.

J'ai répondu.

Là, c'est la psy qui a fait les gros yeux. Elle ne comprenait pas que je réponde, alors que nous étions en entrevue...

Je lui ai dit que ma boîte vocale était pleine. Que je ne reconnaissais pas le numéro entrant. Que j'aurais simplement remis à plus tard le trouble de répondre, aussi bien le faire tout de suite...

«Oui, oui, je te rappelle», ai-je dit à ma correspondante.

Plus tard, j'ai oublié de la rappeler, évidemment.

Des frontières... Belle idée, Marie-Anne...

Car si cette expérience de débranchement m'enseigne quelque chose, c'est que les frontières de nos vies s'estompent, grâce - ou à cause - de nos outils numériques, à cause du tout-au-mobile.

La frontière entre le boulot et la maison. Celle entre le personnel et le professionnel. Entre moi et le journaliste. Entre la pudeur et l'impudeur. Entre le voyeurisme et la documentation. Entre le temps de loisir et la perte de temps.

On peut être «ici» et «là», simultanément. Être quelqu'un, et personne, dans la même séquence de mouvements du pouce.

Tout cela est pêle-mêle, peut-être inextricable. Peut-être sommes-nous passés dans une ère où nos multiples vies s'entrecroisent dans notre téléphone intelligent, seul «être» à savoir qui nous sommes vraiment, et quand, et où...

Marie-Anne Sergerie m'a parlé de la Fear of Missing Out - la Peur de manquer quelque chose -, syndrome répandu de la vie moderne, où nos écrans sont autant de fenêtres sur ce qui se passe ailleurs...

«La FOMO, ce doit être plus important, chez toi. C'est un défi, il va falloir voir à mettre des frontières. Ça appelle des questions...»

+1, ai-je failli répondre. Mais je me suis rappelé que nous n'étions pas sur Twitter.

J'ai néanmoins quelques idées de postes-frontières à établir, aux frontières de mes vies. Je pourrais modifier ceci; abolir cela...

On verra si ça survit au réel, au retour au réel post-débranchement. Je commence à avoir hâte, quand même. Entre-temps, si quelqu'un a une vieille Encyclopedia Britannica, j'emprunterais bien la section «b», pour me renseigner sur un certain cétacé du Saint-Laurent menacé par la pollution...