L'été, c'était le soccer. Rien d'autre ne comptait.

1980. Le soccer est encore un sport pour extraterrestres, un concurrent exotique (mais poids plume) du baseball pour le coeur des petits sportifs d'été lavallois.

Ma première équipe, les Goélands. Mon premier maillot, orange. Mon premier numéro, 14. Le 1, le 4, faits avec un tissu appliqué noir, en simili-velours. Maillot orange, chiffres noirs: dans mes yeux d'enfant, il n'y avait rien de plus beau. Aimer un sport, quand on est un enfant, c'est aussi (d'abord?) en aimer l'équipement.

Vieillir. Passer de «jouer en avant» à gardien de but. Comment? Fouille-moi. C'est arrivé comme ça. Devant les petits buts, d'abord.

Puis, en 1983, devant les grands buts, sur les grands terrains. S'ils me semblaient si immenses, c'est qu'ils l'étaient: 7,32 m de large, 2 m de haut.

Mais l'homme, même le petit bout d'homme, s'habitue à tout. Et je me suis habitué à garder ces grands buts là. J'ai appris à plonger, à faire dévier. Surtout, surtout, ne pas rester sur la ligne de but. Défier le tireur, foncer sur lui. Plus tu es près du tireur, plus le but lui paraît petit. Ça s'appelle couvrir ses angles. En cela, me rappelle le petit Platon qui sommeille en moi, garder les buts, c'est un peu se préparer à la vie. Tout dépend de l'angle que tu adoptes pour regarder les choses.

Jouer au parc, avec des amis. Jouer tout le temps. Patrick Gagné. Robert Dallaire. Jean-Marie Simon. Martin Malo.

Jouer seul. Botter le ballon dans la clôture Frost. Jongler.

Lire sur le soccer. Göteborg. Jean Tigana. Edimbourg. Les Néerlandais habitent aux Pays-Bas. Barcelone. Argentine-Angleterre en 1986: la Main de Dieu. Michel Platini. Dino Zoff! Guadalajara. Johan Cruyff. Maracaña. Les Lions indomptables. Edson Arantes do Nascimento. Hooligans. Heysel. Le foot, la géographie, les hommes.

Dessiner mille fois le ballon Tango de la Coupe du monde 1978. Acheter celui du Mundial 1986, l'Azteca: ma plus précieuse possession, un temps.

Accéder au niveau compétitif. Le coach, M. Martin. Je me souviens encore de son numéro de téléphone, il finissait par 6555. Un tournoi à Drummondville: nos maillots blancs et bleus. Le mien, celui du gardien, toujours différent? Gris? Un été victorieux. La défaite, en finale, 0-3.

1985. Tournoi de la finale régionale des Jeux du Québec. Si nous gagnons, nous allons à Charlesbourg, représenter Laval à la finale des Jeux du Québec. Et je veux cela plus que tout.

Nous sommes en avance 1-0 contre Duvernay. Il reste peu de temps. Un attaquant s'échappe. Il pousse le ballon devant lui dans sa chevauchée.

Je sors du but. Couvrir les angles.

Le ballon est entre nous deux, à l'orée de la surface de réparation. Le premier qui le touchera, dans une demi-seconde, changera l'allure du match.

Il y touche juste comme je glisse pour dégager. Je suis battu.

Le ballon roule vers le but. Lentement. Ils vont faire 1-1. Les sales.

Et je veux mourir.

Mais Tommy Maida sort de nulle part et juste avant que le ballon ne roule dans le but, mon défenseur glisse dans un effort ultime et désespéré. Et dans sa glissade, il dégage.

Pas de but!

Tommy s'en souvient: sur Twitter, il y a un an ou deux, il m'a rappelé comment il m'avait sauvé les fesses. Nous avions 13 ans, dude...

Les Jeux du Québec, ce trip immense. Toute la délégation de Laval qui part ensemble, en autobus, du terminus Voyageur de Montréal. Chaque région a son coton ouaté à capuchon. Le nôtre est gris, il y a LAVAL écrit dans le dos. Aller encourager l'équipe de tennis. Jouer tes matchs devant des gradins pleins. Toute l'équipe qui dort dans le même dortoir d'école.

Prendre un but du milieu du terrain, sur le premier tir du premier match. Connaître la honte.

Aimer secrètement une joueuse de tennis que je ne reverrai plus.

Les Jeux du Québec, mes Jeux olympiques. Joie pure.

Lentement, grandir.

***

Mes premiers gants de gardien. Des Uhlsport achetés rue Jean-Talon, à Montréal, chez Sportec Super: 50 $, la fin du monde, quand t'as 13 ans. Station Fabre, le bout du monde quand tu pars du nord de Laval. Dormir avec les gants. Je les ai encore, dans le coffre, dans le sous-sol, desséchés. En aimer l'équipement.

L'odeur du gazon.

Les crampons qui se dévissent.

Les maringouins des soirs d'été au parc Champfleury.

Les coachs qui te font voir la vie - pas juste le sport - autrement. Michel Carle. Jean Riendeau.

Acheter Onze, une revue française de «foot», comme on ne disait pas encore au Québec. En découper les pages, en faire des affiches pour ma chambre.

Tout savoir de l'Euro 1988. Les Pays-Bas et Marco van Basten avaient gagné: je n'ai même pas besoin de vérifier sur Google en écrivant ces lignes. Le gardien de l'URSS: Rinat Dasaev. Oui, Rinat.

Les tournois aux États-Unis. Y aller en bus, en équipe. Cet arrêt que j'ai fait, le ballon qui s'en allait directement dans la lucarne. C'était à Albany ou Hartford? Qu'importe: il est là, dans ma tête, aussi clair que la lumière américaine de juillet, ce matin-là. Il y a un quart de siècle.

Crécher chez les parents de joueurs de l'endroit, deux gars à la fois. Dire aux hôtes américains que Didier est Juif. Didier qui me chuchote en français qu'il préférerait que je ne dise pas à tout vent qu'il est juif.

- Pourquoi, Didier?

- Parce que c'est pas tout le monde qui aime les Juifs.

Le foot, l'Histoire, l'hommerie.

***

Garder les buts, faire des miracles, faire des gaffes. Maudire le ciel de ne pas mesurer 6 pieds 2 pouces.

Garder les buts, prendre tes responsabilités: c'est toujours ta faute, ultimement.

Garder les buts, rencontrer l'injustice: personne ne se souvient de l'attaquant qui rate trois filets ouverts. Mais tous se souviennent du gardien qui, dans le même match, laisse filer le ballon (mouillé) à la 89e minute dans une défaite de 0-1.

Le soccer, Grande Ourse de mon enfance. Podium de mon adolescence. Mon carburant, ce dans quoi j'étais vraiment bon. Ma seule certitude dans la vie.

***

4 juillet 1990. Je ne garde pas les buts, ce soir-là. Le coach accepte de me laisser jouer «en avant». Milieu de terrain.

Et je me casse le genou. Couic.

J'ai 18 ans. Je ne suis plus un enfant. Je ne suis plus un ado. Le soccer vient de me quitter. Après, rien ne sera plus jamais pareil, entre lui et moi.

Ma Grande Ourse m'a lâché à l'orée de l'âge adulte. Peut-être que le soccer m'avait appris ce que j'avais à apprendre de lui.

***

Vingt-cinq ans plus tard, 2014, été de Coupe du monde. Je ne connais pas le nom du ballon brésilien. J'ignore tout des équipes finalistes. Les joueurs ont des souliers couleur pastel. Il n'y a plus d'URSS. Vingt-cinq ans plus tard, ce sport m'est quasiment étranger. Je n'ai aucune envie d'y jouer.

Une fois par année, pourtant, je fais un rêve, toujours à peu près le même. Je suis en match. J'attends le tireur. Je l'attends avec la même nervosité fougueuse que quand j'étais ti-cul, devant le but.

Dans mon rêve, je suis prêt à bondir, sur la pointe des pieds. Je couvre mes angles. Rien d'autre ne compte.

PHOTO FOURNIE PAR PATRICK LAGACÉ

Patrick Lagacé