Regarder cette vidéo d'un homme qui en tue un autre, avant de le démembrer, c'est vraiment comme regarder le soleil. Parce que c'est regarder la mort. Et, comme l'a dit l'autre, ni la mort ni le soleil ne se regardent fixement.

Tout est cinglé dans cette séquence de 10 minutes qui ressemble à une visite guidée dans le dépotoir des âmes humaines.

Ce qui rend le tout encore plus cinglé, c'est le légendaire True Faith, de New Order, qui joue à tue-tête, qui hurle pour ce corps, qu'on voit bouger, mais à qui la vidéo de Rocco Luka Magnotta refuse le moindre son.

Je me sens tellement extraordinaire

Quelque chose me retenait

J'ai cette sensation d'être en mouvement

Un soudain sentiment de liberté

Je m'en fiche, parce que je ne suis pas là

And I don't care if I'm here tomorrow

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Plus on en sait sur Luka Rocco Magnotta, l'homme soupçonné de ces crimes sordides, plus on a la certitude d'être devant un monstre de catégorie Hollywood, un personnage de film d'épouvante. Cette histoire, c'est un peu Seven de David Fincher, c'est un peu Le Silence des agneaux de Jonathan Demme.

Mais c'est beaucoup, beaucoup American Psycho, du romancier Bret Easton Ellis, porté à l'écran par Mary Harron en 2000, qui raconte l'histoire de Patrick Bateman, qui cache son état de tueur en série sous son vernis de financier new-yorkais yuppie obsédé par son image.

Magnotta, c'est Bateman.

Même mépris de la souffrance - celle des chats ou des humains -, même goût pour le macabre. Dans un remake d'American Psycho, Patrick Bateman trouverait le moyen de croiser la route de Karla Homolka...

Magnotta, comme Bateman, est obsédé par son apparence. Comme lui, il filme ses ébats. Bateman joue à la pornstar avec deux prostituées, en se filmant; Magnotta était un acteur porno, qui a filmé les ultimes ébats de sa victime.

«Je dois retourner des vidéo-cassettes», répète souvent Bateman quand, socialement, il est coincé.

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Bateman est un personnage de fiction, un des plus célèbres de la littérature et du cinéma, fascinés par les monstres humains qui tuent comme on insère un CD de Phil Collins dans une chaîne stéréo.

Peut-être que la fiction comble un vide que la science est incapable de combler. Car la science rejette le concept du Mal. Trop ésotérique, trop religieux. Le Mal ne se mesure pas en laboratoire.

Cité dans Salon.com, en 2011, le psychopathologiste britannique Simon Baron-Cohen, auteur de The Science of Evil, postule que ce qui distingue les monstres de la moyenne des ours est un manque total d'empathie, le degré zéro de l'empathie, quelque part entre le cortex préfrontal médian et le sillon temporal supérieur postérieur...

La science explore. Mais elle n'a pas d'explication définitive pour les Anders Breivik, pour les Marc Lépine, pour les Clifford Olson. Pour les Rocco Luka Magnotta.

La fiction explore, autrement. Et se fait imiter: il est clair que Magnotta, monstre réel, s'inspire des monstres de la littérature, du cinéma.

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Je préférerais ne pas avoir vu la scène du démembrement. En deux clics, vous pouvez la trouver. Faites-moi confiance: ne le faites pas.

Je préférerais ne pas avoir entendu New Order rythmer cette scène qui incarne le voyeurisme de l'époque.

The chances are we've gone too far

Maintenant j'ai peur que tu m'aies laissé faire face

À un monde qui est si exigeant

Je pensais que jamais ne viendrait le jour

I'd see the light in the shade of the morning sun

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Tu regardes cette vidéo d'un homme qui en tue un autre avant de le démembrer, et tu sais que c'est le chaînon manquant dans la famille humaine que tu regardes. C'est une chose de savoir que ce chaînon existe. C'en est une autre de le voir en action.

Tu regardes cette vidéo et des mots reviennent à ton cortex, ceux du Dr Baron-Cohen, pour qui un monstre se distingue par cette «puce qui manque à son ordinateur neural». L'équivalent humain d'un citron en automobile, quoi...

Tu repenses à ces images, et celles de l'ouverture d'American Psycho te reviennent. Bateman dans sa routine matinale, ce long soliloque, peut-être plus effrayant que toutes les scènes sanglantes à venir dans le film...

Bateman sous la douche. Bateman qui explique de quoi est fait son savon désincrustant, son gel exfoliant. Son masque aux herbes à la menthe, qu'il applique pendant 10 minutes, chaque matin...

«Il n'y a pas de véritable moi: seulement une entité illusoire. Et même si je peux cacher mon regard glacial, et même si vous pouvez serrer ma main et sentir de la chair qui agrippe la vôtre, et même si vous sentez une proximité entre nos vies respectives...»

Dans cette phrase, il arrache son masque doucement, tout doucement. Puis:

«... Je ne suis tout simplement pas là.»