Hiromitsu Shinkawa savait que la vague géante était imminente. Il se sauvait. Puis, cet habitant de Minamisoma a décidé de faire demi-tour et de retourner chercher quelque chose chez lui. Quoi? Pourquoi? Les dépêches ne le précisent pas. Le tsunami a avalé la maison. M. Shinkawa était à l'intérieur.

Normalement, la vague aurait dû le tuer. Mais dans cette loterie terrible qu'est la répartition des morts et des vivants dans une catastrophe naturelle, M. Shinkawa a survécu.

Il a été entraîné au large, en mer, sur une embarcation de fortune: le toit de sa maison. Il avait beau faire de grands signes aux hélicoptères de l'armée, personne ne le voyait. Le pauvre homme dérivait, toujours plus au large...

Il y a une pièce de théâtre, là-dedans, non?

Un huis clos, certainement, qui pourrait s'intituler L'angoisse d'Hiromitsu Shinkawa au moment du tsumani, ou quelque chose comme ça. Un dramaturge saurait imaginer le monologue intérieur d'un homme qui survit à des forces d'une ampleur inimaginable...

Inimaginable?

Trois pièces à conviction:

- Une portion du lit de l'océan de 400 kilomètres sur 80, autour de l'épicentre du séisme de 8,9 sur l'échelle de Richter, a baissé d'un mètre, dit-on. L'énergie ainsi déclenchée, presque équivalente à celle d'une bombe nucléaire, a fait bouger des milliards et des milliards de litres d'eau. Ce mouvement d'eau a déclenché ce tsunami;

- l'île principale du Japon, Honshu, a été déplacée de 2,4 mètres sous la force du séisme de vendredi, selon un expert du US Geological Service;

- la pointe de la célèbre Tokyo Tower, qui culmine à 333 mètres dans le ciel de la capitale, affiche désormais une incurvation visible à l'oeil nu, après avoir été secouée par le tremblement de terre.

Oui, inimaginable. C'est le mot.

Jamais rien vu de tel. Vendredi matin, en direct, nous avons vu le tsunami le mieux cadré de l'histoire de l'humanité. Rien à voir avec le tsunami asiatique de 2004, qui fut immortalisé à coups de vidéos amateurs, à hauteur d'homme, images tremblotantes filmées par des gens fuyant le torrent.

Rien de cela pour le grand tsunami nippon de 2011. Bien sûr, des images saisissantes du désastre ont été filmées par des citoyens. Mais ce tsunami-là a eu droit au traitement royal, il était attendu par des hélicoptères de la télévision dépêchés expressément pour l'occasion, comme s'il s'agissait d'une parade de sportifs triomphants ou de la fuite en VUS d'un acteur recherché par les flics.

On l'a vu avancer, le tsunami, tache d'huile imparable, noircissant villages, routes et campagnes. Images pornographiques scénarisées par Mère Nature. Impossible de ne pas regarder.

À un moment donné, un énorme camion, un poids lourd, a été soulevé, là, sous nos yeux, par le torrent. Pardonnez le cliché: on aurait dit un jouet d'enfant paresseusement tassé par l'eau d'une piscine Turtle qu'on remplit au boyau d'arrosage. Jamais rien vu de tel.

Dans ce pays habitué aux tremblements de terre et aux tsunamis (le mot est japonais), on construit en prévision du pire. C'est ce qui explique que bien peu d'édifices, à commencer par les gratte-ciel de Tokyo, se soient effondrés, limitant le nombre de morts.

Mais même dans le pays le mieux préparé aux hoquets de la croûte terrestre, on a été pris de court. À la centrale de Fukushima, par exemple, où on tente d'éviter une catastrophe, les génératrices à essence devaient théoriquement prendre le relais du réseau électrique, en cas de pépin, afin de refroidir les réacteurs. Mais ces génératrices ont été installées à même le sol. On n'avait pas prévu que les murs antitsunamis, sur la côte, laisseraient passer tellement d'eau que la centrale serait inondée...

Pendant que le Japon compte ses morts, pendant que les actuaires des compagnies d'assurances y vont de prévisions (100 milliards en dégâts, dit-on), impossible d'ignorer le tsunami économique qui va frapper le Japon. Le pays qui affiche le plus gros ratio dette/PIB (190%) va devoir s'endetter encore plus, pour reconstruire ce que l'eau a rasé. Encore là, le mot «inimaginable» risque de s'appliquer.

Quant à ce pauvre M. Shinkawa, il a dérivé ainsi, sur sa chaloupe de fortune, pendant deux jours et deux nuits.

Quand un destroyer de l'armée japonaise l'a finalement repéré, et repêché, il était à 15 kilomètres de son quartier.

«J'ai cru, a-t-il déclaré, que mon dernier jour était arrivé.»

photo agence france-presse

Hiromitsu Shinkawa (à droite), 60 ans, survivant du tremblement de terre et du tsunami japonais, a été sauvé des eaux par les autorités, deux jours après le désastre. Son embarcation de fortune: une partie du toit de sa maison.