Il ventait, il mouillassait, il faisait tous les temps. Une vieille Chevrolet Lumina verte s'est approchée de moi, tanguant sur le terrain inégal. Le type, chauve, son chat sur les cuisses, a baissé la vitre.

- Veux-tu me l'acheter?

- Pardon?

- Veux-tu acheter mon saloon?

Du menton, il désignait la petite habitation derrière nous, de biais, une cabane grosse comme ma main, décorée façon western. Le chat, lui, est monté sur le tableau de bord.

- Euh...

- Pour 2000$, c'est à toé. Pas de taxes. Icitte, le monde t'achale pas.

C'était une fin d'après-midi du début de juillet, il ventait, il mouillassait, il faisait tous les temps sur la Pointe de Moisie, un site magnifique parsemé d'habitations de fortune, occupées par des campeurs illégaux. La Pointe est, depuis 25 ans, un squat, une sorte de mini-bidonville en banlieue de Sept-Îles, érigé sur les ruines de Moisie, village fermé en 1967, pour cause d'inondations.

Un site magnifique, disais-je: la Pointe est située à la jonction de la rivière Moisie et du golfe du Saint-Laurent. Même par une journée pluvieuse, c'est beau. Malgré les habitations de fortune qui jonchent l'endroit. Le terrain appartient au ministère des Ressources naturelles. Mais c'est la Ville de Sept-Îles qui vit avec ce casse-tête.

***

Les squatteurs vivent dans des cabanes, le plus souvent construites avec du contreplaqué, comme ce saloon du gars au chat. Ou des cabanons achetés chez Réno-Dépôt et traînés jusqu'ici. Beaucoup de vieilles roulottes, aussi, issues d'un autre temps. Sans oublier un autobus scolaire dont la cheminée d'un poêle à bois sort par une fenêtre.

Plusieurs terrains sont aménagés. Premier arrivé, premier servi. Des résidants ont érigé des clôtures, décoré leur parterre. Je vous jure que j'ai aussi vu un spa, dans la cour arrière clôturée d'une petite maison en bois rond ! Plusieurs drapeaux du Québec flottent au vent. Quelques drapeaux mohawks rouges, frappés d'une tête d'Indien, aussi.

Certaines habitations ont l'électricité, grâce à des génératrices. J'ai vu des gens regarder la télé dans leur salon. J'ignore ce qu'ils regardaient, mais le monde était à leur portée: une soucoupe satellite ornait leur roulotte. Des squatteurs ont installé des toilettes de fortune dans des barils de fer enterrés.

Un vieux monsieur passe. Il a grandi, jadis, à Moisie. Plusieurs des squatteurs, dit-il, sont d'anciens habitants du village évacué. Ils revendiquent une sorte de droit acquis. «J'habitais la rue Poirier, dit-il, pas trop pressé de s'identifier. J'habite ici trois saisons par année. L'hiver, je m'en vais. Mais il y en a qui restent !»

Près de nous, une autre cabane est épinglée d'une pancarte À VENDRE. «Lui, il demande 5700 $ pour sa maison !» dit-il, sourire en coin. La flambée des prix immobiliers s'est rendue jusqu'au squat du bout du monde...

«Si j'ai peur d'être expulsé un jour? Regarde ma roulotte: c'est facile à déménager. En deux heures, je suis parti.»

Le vent s'est levé, il s'est mis à pleuvoir plus fort. Dans ce paysage de cabanes construites grâce au système D, électrifiées avec les moyens du bord, peuplées de gens pas très enclins à fraterniser avec l'étranger, on se serait cru, un instant, dans la tempête, dans une colonie de survivants d'une sorte de fin du monde.

***

La Ville de Sept-Îles aimerait bien «faire quelque chose» avec ce terrain superbe occupé illégalement par ces villégiateurs qui aiment vivre loin de tout. Mais quoi? On ne sait pas. Oui, bon, il y a des gens qui voudraient que la police rentre dans la place avec un bulldozer, me dit Claude Lessard, conseiller municipal du secteur, mais ce n'est pas une bonne idée.

«Ça peut être explosif. Il y a beaucoup d'Amérindiens qui habitent le squat. Il faut trouver une solution en accord avec le conseil de bande. Ils ont un droit acquis, c'est vrai. Mais autour des Amérindiens, il y a pas mal de Blancs...»

La Ville voudrait un certain contrôle. Une collecte des déchets, des règles pour les chiottes. Mais pour ça, il faudra faire payer les gens. Et, bon, l'Homme aime ce qui est gratis: plusieurs squatteurs, quand on leur demande ce qui les attire ici, répondent: «Ça coûte rien.»

On pourrait, façon romantique, croire à un village utopique dont les habitants ont choisi de vivre loin du tumulte du monde. C'est sans doute une partie de l'équation. Mais l'équilibre social, dans l'écosystème du squat du bout du monde, est fragile, dit-on...

«Il y a de la chicane, des fois, dit M. Lessard. Tiens, il y en a une qui a dégénéré. Un gars a mis le feu à la maison de son voisin. Celui-ci s'est vengé en faisant la même chose...»

Brian, qui habite ici avec sa femme et ses enfants: «Si tu fais tes affaires, pis que tu déranges personne, t'auras pas de problèmes. Mais y a du monde qui n'a rien à faire. Moi, je me suis fait voler mon quatre-roues !»

Même son de cloche chez le type qui voulait me vendre son saloon, qui est revenu me faire un brin de jasette en me voyant écornifler dans son logis. Pas moyen de lui faire dire quoi que ce soit sur la «communauté», mettons. Motus et bouche cousue.

Question: «Y a beaucoup de gens qui vendent leur maison?»

Réponse: «Je sais pas. Je me mêle de mes affaires.»

Question: «Les gens se voisinent un peu, dans le coin?»

Réponse: «Je sais pas. Je m'occupe de mes affaires.»

***

En roulant dans le squat, pour les photos, j'ai embourbé la Rabbit dans le sable. Le sable, c'est pire que la neige, ou presque. J'ai eu beau avancer, reculer, je ne faisais que m'enfoncer davantage. Heureusement, ça n'a pas pris une minute qu'André et Stéphane sont venus m'aider.

Stéphane, jeune Innu, a attaché un câble sous mon auto. André, ex-pêcheur, a attaché l'autre extrémité à son vieux camion. Il a entrepris de me sortir de mon trou, à petits coups. Puis, il est sorti, fulminant.

- J'ai pu de gaz !

- Comment ça, pu de gaz? a demandé Stéphane en riant.

- Me suis fait siphonner !

- Par qui?

- Par un siphonneux !

André a donné à boire à son camion grâce à un réservoir portatif rouge et, une minute plus tard, merci messieurs, la Rabbit sortait de son trou. Et je retournais à Sept-Îles, terre parfaitement cadastrée, réglementée, électrifiée, taxée, dotée de l'eau courante, d'habitations rigoureusement soumises au Code du bâtiment et d'un système d'égouts en parfait et exemplaire état de marche.