Je me suis pointé à l'hôtel Matagami et il y avait, devant, des tas de jeunes gens trop bien habillés. Ah, merde, une noce! Est-ce que le journaliste exténué veut dormir dans un établissement qui abrite une noce? Non. Surtout quand il a oublié ses bouchons à Chibougamau.

Je suis donc allé fouiner en ville, à la recherche d'un autre établissement. Il faisait beau, c'était chaud et humide.

Matagami, donc. Jadis ville-de-boom, celui de la construction des barrages du Nord. On l'appelle encore la porte de la Baie-James. C'est la dernière ville avant Radisson, construite au pied de LG2, à 600 kilomètres d'ici.

Larges avenues, un aréna, un centre communautaire, un (tout) petit centre commercial, un Boni-Choix, une école, un terrain de golf, une épicerie. Et, bien sûr, des bungalows, piteusement semblables à ceux qu'on voit à Fabreville ou à Baie-Comeau...

Partout, dans ce voyage au Québec, j'ai croisé l'unifamiliale moche, rectangle triomphant de mocheté, uniforme, laid, déprimant. Matagami, en cela, a beau être loin de la civilisation, elle n'en est pas si loin.

D'autres hôtels? Si. Nulle part où j'avais envie, au pif, de risquer une nuit. Quand ça ressemble à une épave de l'extérieur, je frissonne en pensant à la douillette...

Je suis retourné à l'hôtel Matagami. Et finalement, c'était pas une noce, toutes ces jeunes personnes en robes rouges à froufrous ou à complets trop grands. C'était le bal des finissants!

Tomber sur un bal des finissants, par hasard, à Matagami: le Dieu des chroniqueurs m'a touché de sa grâce...

Surtout qu'il n'y a pas si longtemps, j'étais moi-même en train de perdre cette bataille avec mon noeud de cravate (bleue, brodée de fleurs), juste avant mon bal des finissants, dans un hôtel (de Montréal).

C'était... Attendez que je compte... en 1989.

Vingt ans.

Non?

Déjà?

***

J'ai donc épié le bal des finissants de l'école Le Delta, de Matagami, un soir humide de juin. Une affaire familiale. Les mères, les pères, les oncles, les tantes, les amis...*

Pas le choix : ils étaient huit. Huit finissants!

Une belle soirée. Les kids ont distribué des prix à leurs profs. Le tuteur des finissants, un jeune qui s'appelle Jean-François, a fait au micro l'éloge de sa petite tribu, s'attardant aux qualités de chacun, lançant un ultime encouragement...

À Tanya : «Fonce, t'es capable!»

À Kimberley-Ann: «T'as du talent, mais faudra pas t'asseoir dessus...»

À Gabriel: «Tu vas devenir un bon policier, capable d'expliquer de long en large aux dames pourquoi tu leur donnes un ticket...»

Dans la salle de réception, parents et amis écoutaient, ravis, l'oeil vif. Drôle de bal des finissants, quand même, où je crois bien avoir compté une ou deux grands-mamans...

Plus tard, j'ai accroché Kate et Pier-Olivier, qui célébraient ce soir-là la fin de leur secondaire. Maudit qu'on est beau, à 17 ans! Je prenais des notes, en les écoutant me raconter leur vie avec cet aplomb caractéristique des ados qui ne savent rien de la vie, et c'est ce que je pensais: on n'est jamais plus beau qu'à 17 ans...

Kate, petite blonde à robe rouge vif. Pier-Olivier, grand garçon à la tignasse ébouriffée, au veston noir aux manches retroussées, façon Don Johnson dans Miami Vice. S'en vont au cégep, à Rouyn-Noranda. Lui, en sciences de la nature. Elle, en technique de travail social.

Non, m'ont-ils juré, grandir ici, un peu loin de tout, au milieu des épinettes, n'a rien d'ennuyant. Bien sûr, c'est petit. Bien sûr, il faut faire deux heures de route pour aller magasiner, à Amos. Bien sûr, pour pratiquer certains sports, c'est pas évident.

Mais Kate et Pier-Olivier m'ont juré ce que leurs parents m'ont juré: vivre dans une petite ville, où tout le monde se connaît, c'est chouette, rien à redire...

Oui, mais allez-vous revenir à Matagami un jour, les enfants?

Pier-Olivier: «Revenir ici? Je sais pas, ça va dépendre de mon métier...»

Kate, en se mordant la lèvre : « Non. Je veux devenir agente d'immigration, il n'y en a pas trop, trop, à Matagami...»

Et un bal des finissants avec grand-maman, ai-je dit à Kate avec un sourire en coin, c'est pas l'idéal pour faire le party...

«Leurs bébés s'en vont», a répondu Kate, sans gravité, pour expliquer l'aspect familial du bal.

***

J'ai compris, en notant la réponse de Kate, presque étouffée par une toune poche du DJ: à Matagami, le bal des finissants, c'est surtout un grand départ.

Les huit finissants de l'école s'en iront, en août. La plupart à quelques heures au sud, en Abitibi. Mais ils s'en vont. Reviendront-ils?

Le bal, ici, c'est le temps des adieux. Des adieux très civiques. Très personnels, aussi. Tiens, vers la fin de la soirée, le grand prof, Jean-François, a pris le micro. Au début, je n'ai pas saisi ce qu'il racontait. Puis, j'ai fini par réaliser qu'il lisait une lettre...

La lettre d'une mère à son fils. Je pensais qu'il s'agissait d'un truc glané sur le web, miettes de sagesse génériques qu'on s'envoie par courriel. Mais non, c'était la mère d'un des jeunes, qui avait écrit un texte pour l'occasion.

Des paroles intensément intimes, qui ont dû lui remuer les entrailles quand elle les a pondues. Elle sait bien que pour son grand gars, le cégep à Rouyn n'est qu'une escale sur un chemin qui va l'éloigner encore davantage de ses bras...

À mesure que le prof avançait dans le texte, le murmure de la foule s'est tu, pour écouter ces mots d'amour en crescendo. À la fin, silence ému.

La foule a suivi des yeux Gabriel, celui qui veut devenir flic. Gabriel a trouvé sa mère et l'a longuement, très, très longuement serrée dans ses bras, debout, devant tout le monde, avec ce manque de pudeur qui indique qu'on devient un homme.