D'un point de vue strictement sociopolitique, c'est tout un fait d'armes que vient d'accomplir Beyoncé avec le Vogue de septembre. D'abord, la chanteuse fait la couverture du numéro le plus volumineux et le plus prestigieux de cette bible des Américaines blanches privilégiées. On ne parle pas ici de précédent historique pour le Vogue, mais tout de même d'un rare exploit pour une artiste noire.

En même temps, il est à noter que Beyoncé n'est pas la seule Afro-Américaine à faire ce mois-ci la couverture d'un magazine de mode. Même qu'elle s'inscrit dans une sorte de Mois des femmes noires des magazines de mode, avec une dizaine d'artistes de couleur, comme Rihanna, Lupita Nyongo'o, Zendaya et Naomi Campbell, qui font toutes en même temps les couvertures de différents numéros de septembre.

Quant à Beyoncé, non seulement elle trône d'un air royal sur la couverture du Vogue, mais elle l'a fait à ses conditions, en imposant le photographe Tyler Mitchell, un jeune Noir de 23 ans, en dictant une direction artistique plus crue la montrant à peine maquillée et, surtout, en refusant d'accorder la moindre entrevue à un journaliste du Vogue. En lieu et place, Beyoncé a préféré s'exprimer dans ses mots au magnéto de la journaliste noire Clover Hope, qui s'est contentée de l'écouter et de retranscrire ses propos, à la lettre.

Les réflexions que la Reine B nous livre sont donc du pur Beyoncé, du Beyoncé dans le texte, en somme.

Je peux concevoir que pour une descendante d'esclaves, trop longtemps soumise au pouvoir éditorial blanc, malgré sa notoriété et son rayonnement de star, c'est un tour de force.

Surtout qu'au début de la carrière de Beyoncé, plusieurs rédacteurs et rédactrices en chef ont eu l'outrecuidance de lui affirmer qu'un artiste noir en couverture n'était pas vendeur. « À l'évidence, c'était un mythe », clame-t-elle dans cette entrevue qu'elle se livre à elle-même.

Donc, une belle et douce vengeance pour la belle Beyoncé. Reste que certains éléments de cette « réappropriation » culturelle et médiatique demeurent problématiques. En commençant par le contexte dans lequel tout cela s'inscrit : je parle des États-Unis de Donald Trump, un président qui profite de chaque jour que le bon Dieu amène pour attaquer la crédibilité du journalisme, qui répète ad nauseam que les journalistes ne sont pas dignes de confiance, que ce sont des fabricants de fausses nouvelles et que, par conséquent, on ne devrait pas répondre à leurs questions ni les laisser mener leurs entrevues.

Donald Trump honnit la médiation journalistique et prêche pour une sorte de démocratie directe où il n'y a plus d'intermédiaire entre le public et les pouvoirs - politique, économique ou culturel. 

Or, en refusant d'accorder une entrevue à Vogue ou à n'importe quel média depuis trois ans, non seulement Beyoncé donne raison à Donald Trump, mais elle suit le même mode d'emploi. Pour une fille adulée et citée en exemple par les Obama, c'est assez navrant, merci.

Si encore les réflexions de Beyoncé étaient percutantes, brillantes, voire révolutionnaires, on pourrait accepter la démarche et ne pas y voir qu'une crasse stratégie publicitaire.

Mais Beyoncé n'est pas Oprah, ni Michelle Obama, ni même Kimberly Nicole Foster, commentatrice culturelle et fondatrice de la plateforme féministe For Harriet.

Le seul passage vraiment intéressant de son propos dans le Vogue, c'est lorsqu'elle s'en prend au pouvoir blanc sans le nommer : « Si les gens dans des positions de pouvoir continuent d'engager et de promouvoir des gens qui leur ressemblent, qui sonnent comme eux, qui viennent des mêmes quartiers qu'eux, ils n'auront jamais une connaissance approfondie des expériences différentes des leurs. Ils engageront les mêmes modèles, commanditeront le même art et feront jouer les mêmes acteurs encore et encore, et nous y perdrons tous au change. »

Comme plaidoyer pour la diversité, ce n'est pas nouveau, mais c'est convaincant. Et d'autant que dans ce cas précis, Beyoncé a accompagné ses paroles de gestes. C'est elle qui a insisté pour engager le jeune photographe noir de 23 ans, devenu par le fait même le premier photographe noir à signer une couverture dans toute l'histoire du Vogue américain.

Ce n'est pas rien, bien qu'au bout du compte, les images de Tyler Mitchell n'aient rien de renversant. Elles sont belles, pas trop esthétisantes, un peu floues, mais l'authenticité crue qui est censée s'en dégager reste à prouver.

Quant aux tenues choisies, on reste dans du Louis Vuitton, du Gucci et du Valentino, des marques connues et éprouvées que personne, sauf des multimillionnaires comme Beyoncé, ne peut se payer.

Pour le reste, Beyoncé se perd en banalités sur le poids qu'elle a pris, enceinte, sur les pressions que la société a fait peser sur ses bourrelets, son bedon et son FUPA (le gras au-dessus de son pubis), avant de nous informer que, cette fois, elle a décidé de prendre son temps avant de retrouver son corps de déesse. Fascinant...

Elle nous dit aussi au passage qu'elle aime être libre. Sans blague ? Qu'elle n'est heureuse que si elle crée. Ben coudonc... Que son mari (Jay-Z) - le même qui la trompait et qu'elle fustigeait sur l'album Lemonade - est un être extraordinaire qui a beaucoup évolué. On l'espère. Et que c'est en hommage à ses deux ancêtres esclaves que Dieu lui a envoyé des jumeaux non identiques afin que l'énergie mâle et femelle circule simultanément dans son sang.

Les entrevues avec les superstars étant souvent des exercices hyper balisés, Beyoncé aurait probablement débité les mêmes banalités avec un vrai journaliste. Mais ce dernier aurait pu aussi lui poser une ou deux questions compromettantes. Puis en rédigeant, il aurait pu, en toute liberté, mettre les choses en contexte et en perspective. Mais c'était trop demander à une femme qui tient à sa liberté, mais pas nécessairement à celle des autres. Pour une reine qui se targue de vouloir améliorer le monde, c'est très décevant.