Lorsque Alex Scaner conduisait en ville à Montréal, il était un danger public. Pas parce qu'il conduisait vite ou mal. Plutôt parce que le regard fébrile de ce graffiteur de la première heure scrutait les coins et les recoins, les murs aveugles, les édifices abandonnés, les toits, les passerelles, les ponts et les bretelles d'autoroute, tout ce qui pourrait lui servir de canevas et apaiser sa soif de créativité.

La ville était sa toile. Il en « scannait » chaque parcelle avec un appétit féroce. C'est peut-être de cette obsession qu'est né son nom de plume, ou plutôt son nom de bombe aérosol, Scaner, qu'il reproduisait à l'infini sur les points les plus inaccessibles de la ville.

Sauf que la vie lui a joué un mauvais tour en lui envoyant trop tôt un tout autre genre de scanneur. À la fin de la vingtaine, Alex est devenu un habitué du département d'oncologie de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, là où le mot « scanneur » clignotait sous les néons au bout de trop de couloirs.

Pendant huit longues années, le graffiteur devenu peintre et sculpteur a combattu un liposarcome, qui afflige habituellement les gens âgés de 50 à 65 ans. Alex avait 28 ans lors de son premier diagnostic. Il est mort le 9 septembre dernier à l'âge de 36 ans.

« MANGER DU GRAFFITI »

Un an plus tard, ses amis de Montréal mais aussi de Miami, de New York, du Danemark et de l'Espagne non seulement ne l'ont pas oublié, mais ont uni leurs forces et leurs sous pour lui organiser une expo-hommage au Livart, rue Saint-Denis, qui s'ouvre au public dès vendredi.

Alexandre Veilleux a signé son premier graffiti à Montréal sur un mur près de l'autoroute Décarie, alors qu'il étudiait encore au collège Notre-Dame. Il devait avoir 15 ou 16 ans. Le coup de foudre pour cet art urbain, à la fois installation éphémère, performance casse-cou, acte subversif et réclame publicitaire sans objet, a été immédiat. « À partir de ce moment-là, Alex s'est mis à manger du graffiti comme un malade », raconte Karine Rogers, sa veuve. Les deux se sont connus sur les bancs de l'UQAM alors qu'ils étudiaient le design environnemental. Ils se sont retrouvés des années plus tard sur un chantier d'aménagement intérieur.

De jour, Alex gagnait sa vie en concevant des oeuvres murales « légales » pour les hôtels, les bars et les boutiques. De nuit, il partait à la chasse sans permis ni permission avec pour seules armes sa bombe aérosol ou même ses rouleaux de peinture et son envie de créer et de s'approprier les murs de la ville.

Beau temps, mauvais temps, malade ou en rémission, rien ne freinait son ardeur.

« Alex a fini l'université et l'année d'après, il recevait un premier diagnostic de cancer. Ce fut le début du cycle infernal des opérations, des ablations, de la chimio, de la radio, mais au lieu de l'assommer, une sorte de résilience s'est installée, lui donnant encore plus le goût de créer et de multiplier sa signature sur les murs, pas seulement de Montréal, mais de Miami, de New York, seul ou avec son crew », raconte Karine.

ENDURANCE PRESQUE SURHUMAINE 

Même si Alex souffrait le martyre, il était d'une endurance physique presque surhumaine. Un an avant de partir, le graffiteur a participé à un festival au Danemark réunissant les artistes de la rue de tous les pays et qui forment depuis des années une communauté aussi immense que soudée. Après, Alex avait accepté de prendre quelques jours de vacances en Espagne. Le dernier soir, comme il lui restait quelques cannes d'aérosol, il a décidé d'aller se payer une dernière petite virée. En signant son nom sur un mur trop haut, il est tombé et s'est cassé un poignet et les deux pieds. Craignant de se faire prendre par la police, il est rentré à l'hôtel en rampant. Il est revenu à Montréal en fauteuil roulant et a été immobilisé pendant des mois. Il ne pouvait plus se livrer à sa passion nocturne, mais il n'a pas cessé de créer pour autant, se tournant cette fois vers la peinture sur toile et la sculpture de métal, deux avenues artistiques qu'il avait commencé à explorer depuis quelques années.

Le voyant lutter avec l'énergie de désespoir contre le sort qui ne cessait de s'acharner sur lui, Karine l'a demandé en mariage cet automne-là. Alex a dit oui.

Il a recommencé à marcher à Noël 2016. Deux mois plus tard, les médecins lui découvraient de nouvelles tumeurs. Cette fois, l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête s'est abattue avec fracas. Les médecins lui ont donné trois mois à vivre. La date du mariage a été devancée, mais Alex refusait de s'avouer vaincu. Il a entrepris avec des amis un dernier contrat : la réalisation d'une immense oeuvre murale dans la cour du collège Ville-Marie. La veille de sa mort, épuisé, amaigri, il essayait encore de se sauver en plaidant qu'il avait une murale à finir et que c'était plus important que tout. Les médecins lui avaient donné trois mois à vivre. La vie lui a accordé trois mois de plus.

J'ai rencontré Alex Scaner chez des amis il y a quelques années. C'était un jeune homme chaleureux, attachant et lumineux. Il est parti beaucoup trop tôt, mais non sans avoir touché par sa grâce tous ceux qui l'ont connu.

La ville fut sa toile et même si elle a parfois effacé sa signature, Alex Scaner y a laissé une trace indélébile.

Alex Scaner - Time Is Gold. Exposition-hommage du 24 août au 8 septembre au Livart.

Photo fournie par Karine Rogers

Le travail de l'artiste Alex Scaner fait l'objet une expo-hommage au Livart, rue Saint-Denis, qui s'ouvre au public dès vendredi.