Dernièrement, j'ai fait un geste digne d'un autre siècle. Non, je ne suis pas venue au bureau à cheval, en calèche ou en tramway. Plus anachronique que cela: j'ai acheté des CD. Précisément, quatre CD, de Safia Nolin, de Lisa LeBlanc, de Leonard Cohen et de Norah Jones.

Je les ai achetés en me disant trois choses. D'abord, Dieu que ça fait longtemps que je n'ai pas acheté de CD! Deuzio, ça coûte pas mal moins cher qu'avant. Et finalement, c'est peut-être la dernière fois que j'en achète.

Si vous avez vu le documentaire La musique à tout prix - diffusé à Télé-Québec lundi et en rediffusion dimanche en prévision du Gala de l'ADISQ -, vous savez que l'industrie du disque québécois se porte assez mal, merci. Les ventes sont en chute libre à cause de l'ennemi numéro 1 des musiciens: les services d'écoute en continu comme Spotify, Apple Music, YouTube et Google Play Music, méga-multinationales du Net qui, grâce à leurs millions d'abonnés, font de méga-profits en exploitant la musique d'artistes payés trois fois rien pour leur peine.

À ce sujet, on se rappellera la fameuse rumeur voulant que Jean Leloup n'ait touché que 30 $ pour 540 000 écoutes de Paradis City sur Spotify. Sauf que le chiffre était faux. Selon Eli Bissonnette, de Dare to Care Records, la vraie somme touchée par Leloup oscillait plutôt entre 3000 et 4000 $, ce qui n'est pas le Pérou, mais ce qui n'est pas non plus le plus gros scandale du siècle.

Mais bon, il est vrai que dans cette vague d'«uberisation musicale», les belles années de prospérité pour les artistes québécois comme Ariane Moffatt et Louis-Jean Cormier - les deux protagonistes du documentaire - sont chose du passé. Et le plus désolant, c'est que personne ne semble avoir de solution miracle ni de solution tout court pour combattre la tendance lourde et inéluctable de l'écoute en continu et ses dommages collatéraux: la chute vertigineuse des redevances qui permettent aux artistes de vivre et de créer.

Chez nos voisins du Sud, on pensait que Taylor Swift avait trouvé la solution en boycottant le service d'écoute en continu Apple Music. Après une vigoureuse campagne de protestation, la blonde Taylor a finalement obtenu gain de cause auprès d'Apple Music, qui a accepté de payer des redevances aux artistes pour les trois mois d'essai gratuit offerts aux abonnés.

Peu de temps après, Taylor Swift a retiré ses disques de Spotify sous prétexte que les redevances n'étaient pas assez élevées. Elle a vite été imitée par Beyoncé, Adele et Kanye West, qui se sont tous ralliés à Tidal, un service d'écoute en continu racheté par Jay Z, le mari de Beyoncé. Aux dernières nouvelles, la plupart de ces artistes sont revenus sur Spotify, alors que Tidal est sur le point d'être racheté par... Apple Music.

Quand on voit ces stars de la pop planétaire ruer dans les brancards pour finalement rentrer dans le rang, on voit mal comment les artistes québécois, qui ne pèsent rien dans la balance, vont pouvoir s'en sortir.

Louis-Jean Cormier le résume assez bien dans le documentaire quand il lance: «Nous, on est perdus dans 20 millions de chansons.» Et comment!

Devant les multinationales du Net qui contrôlent tout et qui ne savent même pas qu'ils existent, les artistes québécois sont impuissants. Ils peuvent bien retirer leurs disques de Spotify ou d'Apple Music, qui va le remarquer? Qui va descendre dans la rue pour protester?

Les grands perdants de la numérisation de la musique au Québec sont ceux qui ont le plus à perdre: des noms connus comme Leloup, Moffatt, Lapointe ou Cormier, tous très populaires mais dépourvus de pouvoir de négociation face au nouveau modèle économique géré de l'étranger.

Ironiquement, ceux qui n'ont rien à perdre - parce qu'ils ne sont pas connus, parce qu'ils débutent dans le métier - sont les grands gagnants du changement de régime. Ceux-là sont de jeunes aspirants musiciens qui, dans le sous-sol de leurs parents ou dans leur appartement bon marché, enregistrent des pistes de musique sans avoir besoin d'intermédiaire pour les lancer sur le Net, comme des bouteilles à la mer.

Avec un peu de chance, leurs chansons seront remarquées par un obscur blogueur ou même par Perez Hilton et propulsées vers une subite notoriété. C'est ce qui est arrivé à Grimes, à Charlotte Cardin, au duo montréalais Milk & Bone ou au groupe de Québec Fjord.

Pour cette génération spontanée de créateurs autonomistes, le monde entier est à un clic de souris. Pourvu qu'ils chantent en anglais. S'ils le font en français, ils diminuent leurs chances de moitié, sinon plus. C'est le gros bémol de cette histoire: la lente disparition des chansons en français.

Certains proposent d'y remédier en obligeant les fournisseurs de services internet à verser des redevances sur les abonnements aux artistes d'ici. D'autres parlent d'imposer des quotas de musique francophone aux services en ligne, comme on l'a fait autrefois aux radios. Ce sont des pistes intéressantes qui, doublées d'un changement à la Loi sur le droit d'auteur, vont peut-être aider les artistes québécois à retrouver leur chemin dans la jungle des 20 millions de chansons où ils se sont perdus.