Dix ans après le début de la série policière chromée Miami Vice, Montréal donnait naissance à un tout autre genre de produit culturel : Montréal Vice, un magazine punk en papier même pas glacé, financé par l'État à travers un programme de réinsertion sociale pour jeunes toxicos. Le fanzine en question s'est d'abord appelé The Voice of Montreal avant de devenir Vice, tout court.

C'était en 1994, un an avant le référendum, comme nous l'a rappelé cette semaine à C2 Montréal Suroosh Alvi, un des cofondateurs, aujourd'hui à la tête de l'immense empire de Vice Media et de sa chaîne câblée Viceland.

Comme plusieurs des conférenciers de C2 Montréal, Suroosh Alvi n'avait qu'un mot à la bouche : « storytelling ». L'art du récit.

En ces temps de grande tourmente médiatique, l'art de raconter des histoires semble être devenu le nerf de la guerre. Mais assez étrangement, quand des bonzes comme Suroosh Alvi viennent se raconter, c'est toujours la même histoire qu'ils nous servent : une histoire qui commence immanquablement mal, dans la pauvreté et l'idéalisme de la jeunesse, où il faut se battre pour sa survie, où tout le monde frôle la faillite et où, après maintes épreuves, le héros et conférencier finit par triompher de l'adversité et par connaître un succès qui le rend riche et célèbre à l'échelle planétaire.

Ainsi en est-il pour Suroosh Alvi et les deux autres Montréalais (Shane Smith et Gavin McInnes) qui ont fondé Vice à Montréal et qui n'auraient sans doute pas pu le fonder ailleurs. Parce que malgré tous ses défauts, Montréal était et demeure une ville créative et culturellement inspirante, doublée d'une ville extraordinairement attirante pour les jeunes artistes et créateurs sans le sou qui pouvaient et peuvent encore y vivre à moindre coût et y lancer des projets de fou comme Vice.

Suroosh Alvi a insisté sur le fait que son magazine était né un an avant le référendum, dans ce qu'il a qualifié d'époque sombre et déprimante. Il a seulement oublié d'ajouter que c'est quand même grâce à la générosité des politiques sociales québécoises que son magazine a pu voir le jour, et ce, en dépit du fait que le marché des publications anglophones de l'époque était saturé.

Disons que ç'aurait été sympa qu'il reconnaisse que le Québec, même préréférendaire, était encore capable de faire confiance à une bande de jeunes toxicos anglos, mais, malheureusement, on ne peut pas forcer la gratitude.

Quant à la suite de l'histoire, Suroosh Alvi ne l'a pas racontée. Pourtant, Montréal y joue encore un rôle de premier plan, notamment grâce au boom multimédia et à ses nouveaux millionnaires de l'époque.

D'un côté, il y avait Daniel Langlois qui venait de vendre Softimage à Microsoft pour des centaines de millions. De l'autre, il y avait son ancien associé, Richard Szalwinski, qui venait de vendre Discreet Logic à Autodesk.

Avec les millions de la vente en poche, Szalwinski s'est mis en tête, en 1999, de créer un mini-empire médiatique anti-establishment, basé sur le « lifestyle ». Il avait déjà acheté le magazine musical Shift quand il a su que Vice était à vendre. Il l'a acquis pour la modeste somme de 4 millions. Et malgré ses promesses de garder l'entreprise à Montréal, dans le temps de le dire, il a déménagé Vice dans la Grosse Pomme, plus précisément à Brooklyn. Puis, quelques années plus tard, happé par d'autres ambitions, Szalwinski a revendu Vice à ses fondateurs, sans deviner que l'empire médiatique dont il avait rêvé allait devenir une glorieuse réalité.

Aujourd'hui, Vice Media et la chaîne câblée Viceland - qui diffusera bientôt du contenu original produit localement dans 20 nouveaux pays et peut-être même au Québec - font l'envie des médias traditionnels. Car contrairement à ces médias aux prises avec des parts de marché qui rétrécissent et des publics vieillissants, Vice rejoint des millions d'enfants du millénaire et de trentenaires qui consomment leurs infos autrement en voulant aussi être séduits et divertis.

Il y a sans l'ombre d'un doute un aspect très séduisant et spectaculaire dans les reportages de Viceland qui, en passant, bénéficie des conseils du cinéaste Spike Jonze, directeur artistique de la chaîne.

Le montage et le découpage des topos sont vivants, dynamiques, rythmés, punchés. Le ton personnel et jamais solennel des reporters en jeans et t-shirt sur le terrain nous invite à rester à l'écoute. Au lieu d'enregistrer l'info qu'ils nous livrent, on a le sentiment de la vivre avec eux.

Quant au choix des sujets, il est multiple, ouvert, protéiforme. Ça tire dans toutes les directions : politique, culture, sport, affaires internationales, affaires sociales. Et la force des histoires, c'est leur originalité. Les reporters de Viceland vont là où les reporters traditionnels, pour des raisons d'argent ou d'assurances, ne vont pas : au Pakistan comme à Chiraq, le quartier meurtrier de Chicago.

Des fois aussi, ils font des choses parfaitement ridicules comme ce classique de Vice : l'interview d'un bol de spaghetti, souvent citée en exemple mais que je n'ai jamais réussi à trouver.

Tout cela est séduisant, sensationnel, irrévérencieux, pas toujours très catholique, surtout dans le cas des reportages commandités, pas toujours rigoureux, parfois carrément vide, mais généralement divertissant.

Suroosh Alvi affirme que la clé du succès de Vice, c'est d'avoir une perspective différente sur les choses. À cet égard, les médias traditionnels ont beaucoup à apprendre de la manière Vice en termes de dynamisme, de vivacité et de spontanéité. Et le temps presse pour que ces leçons soient intégrées, sinon nous vivrons bientôt dans un monde uniquement vu et rapporté par Vice, ce qui sera peut-être amusant un temps, mais qui, à la longue, risque de ne plus faire rire personne.