Peu de gens se souviennent de Spirit, un groupe rock californien fondé en 1967 par le guitariste Randy California et par son beau-père Ed Cassidy.

Je ne voudrais pas me vanter, mais moi, je m'en rappelle comme si c'était hier. Et ce dont je me souviens avec acuité, c'est d'avoir couru acheter le premier album éponyme de Spirit, paru en 1968, après avoir entendu une chanson à la radio. Je me souviens aussi d'avoir usé l'album jusqu'à son dernier sillon tant ses musiques et chansons, savant mélange de jazz, d'arrangements sophistiqués et de rock psychédélique, étaient un pur enchantement pour mes oreilles adolescentes. Des pièces comme I Got a Line On You et, plus tard, Nature's Way, ont été, avec les albums des Doors, la trame sonore de mon adolescence.

J'ai gardé une affection particulière pour Fresh-Garbage, une toune écolo avant l'heure qui était suivie de peu, sur ce premier album, par Taurus, une pièce acoustique vaguement médiévale et sans grand éclat.

J'avoue que mon amour pour Spirit fut marqué par l'infidélité. Il y avait tellement de bonne musique à l'époque que c'était difficile de résister à la vague de nouveaux groupes qui déferlait à la radio tous les jours. C'est ainsi que très vite, j'ai remplacé mon groupe fétiche par le nouveau venu de l'heure: Led Zeppelin.

Même si je trouvais la musique de Led Zep un peu trop pesante à mon goût, leur concert au Forum de Montréal au début des années 70 fut à coup sûr le concert le plus inspirant et le plus tripant qu'il m'a été donné de vivre dans ces années-là. Je me revois descendre du troisième niveau et arriver sur le parterre au moment où les premiers accords de Stairway to Heaven ont résonné dans l'enceinte illuminée par des milliers de briquets Bic.

Comme tous les fans de Led Zep, j'étais loin de me douter que cette pièce iconique, qualifiée de plus grand hymne rock de tous les temps, ferait l'objet d'un procès pour plagiat 46 ans plus tard. Et que ce procès ramènerait à mon bon souvenir Spirit, mon groupe fétiche.

Pourtant, c'est ce qui va se produire le 10 mai au sein d'une cour de justice américaine dans une cause opposant la succession de Randy California aux présumés plagiaires Jimmy Page et Robert Plant de Led Zeppelin.

La cause n'est pas nouvelle. Certains proches de Randy California affirment que, peu de temps avant sa mort par noyade en 1997, le guitariste se plaignait amèrement du fait que Led Zeppelin lui avait volé une chanson et s'était enrichi à ses dépens. On imagine qu'il devait s'en plaindre depuis des décennies. D'autant plus que Taurus a été composée en 1967, trois ans avant Stairway to Heaven.

Pis encore: les deux groupes ont fait des tournées ensemble dans ces années-là, mais c'est Spirit qui était le groupe vedette alors que Led Zep devait se contenter de faire sa première partie.

Drôle de revirement quand on pense que Led Zep est devenu un groupe légendaire alors que Spirit a plus ou moins été rayé de la carte.

Aujourd'hui, lorsqu'on écoute les deux pièces l'une à la suite de l'autre, les ressemblances musicales et harmoniques sont plus que frappantes. Elles sont choquantes. Je vois mal comment un jury pourrait en venir à la conclusion qu'il n'y a pas eu plagiat.

En même temps, si je retourne dans le passé, je suis obligée d'admettre que moi, la grande fan de Spirit, moi qui connaissais leur premier album par coeur, je n'ai pas vu ou entendu à ce moment-là de ressemblance entre Taurus et Stairway to Heaven. Et ce n'est pas parce que j'en fumais du bon et que les musiques de l'époque se fondaient et se confondaient dans le magma de mon esprit adolescent. Non. C'est plutôt que l'ambiance et l'intention des deux pièces sont diamétralement opposées.

Taurus est une pièce acoustique à la limite de la discrétion et peut-être même de la mollesse, qui est intéressante sur le plan mélodique, mais qui manque d'énergie, s'écoute et s'oublie aussi vite. Stairway to Heaven est, comme son titre l'indique, une ascension vers le ciel, vers le nirvana, vers les sommets pavés d'or de cette femme, personnage central de la chanson, qui pense que tout s'achète et qui découvre le vide de sa quête matérialiste.

Il est possible qu'en entendant le refrain de Randy California, Jimmy Page l'ait inconsciemment enregistré mentalement avant de l'apprêter à sa manière quelques années plus tard. Il est possible aussi (et peut-être plus probable) qu'il l'ait volontairement plagié en se disant que personne ne s'en rendrait compte, ce qui fut le cas pendant de nombreuses années. Reste que ce qu'il a fait avec le fruit de son vol demeure une grande chanson. Comme si Jimmy Page avait réussi à extraire l'or de la mine creusée et découverte par le guitariste de Spirit.

Cela n'excuse pas le vol, s'il a bel et bien eu lieu. Cela nous rappelle seulement que les grandes oeuvres d'art qui nous font monter au septième ciel naissent parfois par accident ou par exprès, au pied de l'escalier menant au soubassement.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON DE DISQUES

La pochette du premier album de Spirit.