L'une était noire comme la nuit, l'autre blanche comme la craie. L'une a connu jusqu'à 80 ans une vie en montagnes russes. L'autre a été fauchée dans la fleur de l'âge à 27 ans après une courte vie en dents de scie.

Nina Simone et Amy Winehouse: deux grandes chanteuses de soul et de jazz, deux immenses talents au féminin, deux insupportables souffrances, deux tragédies. Et comme si le destin qui ne les a jamais réunies de leur vivant voulait se rattraper, voilà que sortent, pratiquement en même temps, deux documentaires sur leur vie.

D'abord, What Happened Miss Simone?, produit et mis en ligne sur Netflix la semaine passée et réalisé par la documentariste réputée Liz Garbus, puis Amy, documentaire cinématographique du réalisateur Asif Kapadia qui prendra l'affiche à Montréal le 10 juillet et en province la semaine suivante.

Premier constat: ce sont deux films de très grande tenue, bien faits et qui regorgent d'archives, d'inédits et d'extraits de coulisses, éclairants. Mais au-delà de leur qualité intrinsèque, nous sommes ici en présence de deux rares objets biographiques au féminin dans un champ où les hommes dominent habituellement.

En se glissant dans les vies de l'Américaine Nina Simone (1933-2003) et de la Britannique et Juive Amy Winehouse (1983-2011), on a d'abord le sentiment d'entrer dans un autre monde et d'accéder à une certaine forme d'équité. Lentement mais sûrement, ce sentiment heureux se mue en tristesse alors que les deux chanteuses sombrent dans le chaos et l'autodestruction, leur douloureuse descente aux enfers étant provoquée en partie par la maladie: une bipolarité tardivement diagnostiquée chez Nina Simone et une dépression précoce doublée de troubles alimentaires jamais soignés chez Amy Winehouse.

Mais la maladie n'explique pas tout. À la base, il y a eu, chez ces deux grandes artistes, une frustration fondamentale et fondatrice.

Née dans la Caroline-du-Nord des années 30 et rompue au piano classique dès l'âge de 5 ans, Nina Simone rêvait non seulement de devenir pianiste classique, mais aussi d'être la première pianiste noire à se produire à Carnegie Hall. À la fin de l'adolescence, le refus du prestigieux Curtis Institute of Music de l'admettre et de lui accorder une bourse fit voler en éclats son rêve et la détourna de ses premières aspirations, la précipitant, un peu malgré elle, dans le monde du jazz, où elle brilla très vite.

Quant à Amy Winehouse, cette surdouée qui, à 14 ans, avait déjà la maturité vocale d'une Billie Holiday, elle aurait tout simplement voulu être une chanteuse de jazz pas trop connue, pas trop riche et libre de son temps. Elle fut entraînée malgré elle sur la route cahoteuse et empoisonnée du succès et d'une notoriété qui frôlait l'hystérie, n'accédant jamais, elle non plus, à celle qu'elle aurait voulu être.

Évidemment, une foule d'artistes masculins ont dû connaître le même genre de frustrations face à leurs ambitions avant d'être poussés vers une voie qu'ils n'avaient pas choisie. Mais pour des femmes encore trop habituées à plier l'échine et rongées par un manque d'estime chronique, on a le sentiment que c'est encore plus dramatique et douloureux.

Amy et Nina ont réagi chacune à leur manière à ces frustrations. Happée par un succès foudroyant qu'elle n'avait jamais imaginé, Amy Winehouse a vu se rompre son fragile équilibre, fuyant dans l'alcool, la drogue et une relation amoureuse destructrice.

Nina Simone, elle, s'est lancée corps et âme dans un radicalisme militant qui a fini par la happer. Amie de Martin Luther King, voisine de Malcolm X, sa colère contre la société blanche américaine redoubla lorsque quatre enfants noirs périrent dans une église de l'Alabama incendiée par des racistes.

Tournant le dos au pacifisme de King, Nina Simone se mit à émailler ses concerts d'appels aux armes, allant jusqu'à proclamer que les Noirs devaient être prêts à tuer pour leurs droits. Sa popularité chuta, des concerts furent annulés et des contrats de disques, rompus.

Sa carrière en lambeaux, Nina Simone a fui aux Barbades, puis au Liberia. Des scènes du film la montrent des années plus tard, pieds nus et sans le sou à Paris. Pour gagner sa vie, elle jouait tous les soirs dans un club miteux pour le centième du cachet qu'elle gagnait au sommet de sa gloire.

Pour Amy Winehouse, la chute fut plus brutale et plus rapide. En l'espace de cinq courtes années, l'espoir d'une nouvelle génération fut bientôt plus reconnu pour ses frasques que pour sa musique et sa voix divine. Traquée jour et nuit par les paparazzis, manipulée par son père et son gérant, maigrissant à vue d'oeil à mesure que la drogue et l'alcool ravageaient son corps, elle s'est produite une ultime fois à Belgrade où, ivre et titubante, elle a été chassée de la scène par la foule en colère. Un mois plus tard, on l'a retrouvée sans vie dans son lit, ayant succombé à un arrêt cardiaque.

Nina Simone et Amy avaient beaucoup de choses en commun, dont un talent immense. Mais l'immensité de ce talent n'avait d'égale que l'immensité de la solitude dans laquelle elles ont vécu. Entourées, oui, mais seules, si seules, sans personne pour les protéger contre un monde sans pitié et contre leur pire ennemi: elles-mêmes.

Deux grandes artistes, deux tragédies et deux films à voir absolument.

Julie Snyder et les crédits d'impôt

Contrairement à ce que j'ai écrit dans ma chronique intitulée «La favorite» publiée dans La Presse+

le 1er juillet, la productrice Julie Snyder a effectivement reçu des crédits d'impôt pour ses productions

à partir de 1998 jusqu'en 2007. Pendant les sept années suivantes, par contre, elle n'y a pas eu droit.

Désolée de l'erreur.