Le Banff Arts Centre est un trésor national. C'est la première réflexion qui m'est venue à l'esprit en y posant mes valises cet hiver pour une résidence d'écriture de sept semaines.

Autour de moi, le campus de 40 acres encastré dans les Rocheuses se déployait dans les splendeurs d'une nature pure et étincelante. Le regard ébloui par le paysage, j'ai secrètement béni le gouvernement fédéral canadien de financer ce haut lieu des arts et de la culture où convergent chaque année des centaines d'artistes du monde entier pour y créer ou se perfectionner.

Sauf que j'avais tout faux. Le gouvernement fédéral n'y est pour rien ou presque. Le Banff Arts Centre est une pure créature albertaine financée à hauteur de 50 millions par le gouvernement de l'Alberta, les mécènes de la province et les milliers de congressistes qui chaque année choisissent son Centre des congrès. Trois sources de financement, donc, mais si on pousse l'analyse, on découvre que les seuls vrais carburants financiers du Banff Arts Centre sont le gaz et le pétrole.

C'est en effet grâce aux revenus des industries pétrolière et gazière que le gouvernement albertain accorde environ 20 millions en subventions au centre. Les mécènes, qui soutiennent le centre avec des dons totalisant près de 20 millions, ont pour la plupart fait fortune dans le gaz ou le pétrole. Quant aux congressistes qui permettent de boucler le budget, une large proportion d'entre eux travaillent dans le gaz ou le pétrole.

Bref, si ce n'était du gaz et du pétrole, le Banff Arts Centre aurait probablement fermé ses portes il y a longtemps.

Si j'évoque tout cela maintenant, c'est à cause de l'écrivaine et ex-Albertaine Nancy Huston, qui reçoit aujourd'hui même à Montréal un prix plus que mérité: le Grand Prix du Festival littéraire Metropolis Bleu. Or, ces derniers temps, l'écrivaine s'est muée en militante contre les sables bitumineux.

Il y a quelques mois, elle est retournée dans son Alberta natale pour visiter le plus vaste chantier industriel de la planète à Fort McMurray, communément surnommé «Fort McMoney», du moins, avant l'effondrement des prix du pétrole. Elle en a tiré L'horreur merveilleuse, une sorte de cri du coeur contre la dévastation provoquée par l'extraction pétrolière. Le texte est publié avec d'autres sur le même sujet dans le recueil Brut qui vient de paraître chez Lux et auquel participe aussi l'écologiste canadienne Naomi Klein.

«Ce texte est un document brut sur le monde des brutes que les compagnies pétrolières ont mis en place pour extraire du brut», écrit Nancy Huston en introduction. Plus loin, elle décrit avec indignation «le viol de la terre qui empoisonne les eaux et les airs de manière irréversible». Elle y raconte la folie des grandeurs des Albertains, leur excès de confiance dans l'infinité de leurs ressources et le gaspillage brutal, bruyant et éhonté qu'ils imposent à la nature.

Elle va jusqu'à comparer l'exploitation des sables bitumineux aux exactions des régimes tsaristes ou, pis encore, aux projets d'extermination nazis. «On pourrait estimer ces comparaisons exagérées, écrit-elle. Mais ce n'est pas exagéré. Les industries pétrolières en Alberta sont déjà responsables de deux tiers des émissions de gaz à effet de serre de tout le Canada, et elles sont en expansion constante.» Elle termine en affirmant que c'est l'avenir de l'espèce humaine qui se joue aujourd'hui en Alberta. L'avenir de l'espèce humaine. Rien de moins.

J'ai lu et relu ces mots sans savoir si Nancy Huston voit les choses pires qu'elles ne le sont ou si c'est moi qui, comme trop de gens, ne vois rien, aveuglés que nous sommes par notre indifférence et notre naïveté.

La grande force de Fort McMurray, c'est d'être à des milliers de kilomètres de notre quotidien, voire de notre conscience. Ce qui s'y trame est, pour le commun des mortels, une abstraction déclinée en chiffres et en statistiques qui se font la guerre, avec les milliards d'un côté et les gaz à effet de serre de l'autre. Et nous, au milieu de ce bordel, avec nos voitures, nos camions, nos bateaux, nos avions et nos besoins énergétiques qui augmentent sans arrêt.

Pour renverser ce système-là, il faut plus qu'un cri du coeur, même s'il est poussé par une écrivaine de talent comme Nancy Huston ou par une écologiste de renom comme Naomi Klein, plus qu'un livre de 107 pages comme Brut, plus qu'un excellent documentaire comme celui tourné par David Dufresne pendant trois hivers à «Fort McMoney» et que RDI tarde à diffuser. Pour renverser ce système, il faut une révolution. Peut-être la chute du prix du pétrole va-t-elle la provoquer. Peut-être pas.

En attendant, il faudrait que Nancy Huston retourne dans l'Ouest, mais que cette fois, au lieu de se perdre dans Fort McMurray, elle aille se promener au Banff Arts Centre. Elle verrait que dans son Alberta natale où le sort de l'humanité est en train de se jouer, la beauté et la douceur existent encore, malgré tout.