Nous étions amis: oui, on peut dire ça. Paul Almond, qui est mort vendredi dernier à Malibu en Californie, était un ami. Malgré les années, les kilomètres, les différences culturelles et les océans idéologiques qui nous séparaient, une amitié nous liait.

Il y a 15 ans, la première fois que j'ai rencontré le cinéaste surnommé le «Bergman canadien», c'était dans sa maison rue Redpath-Crescent, directement en face de la demeure où James Richard Cross a été enlevé par le FLQ. Ce jour-là, je n'aurais pas parié fort sur nos affinités.

Paul était un fédéraliste pur jus, ami personnel de Pierre Trudeau, de Francis Fox, de Jeanne Sauvé et d'un tas d'autres gros bonnets libéraux. C'était aussi un Anglo, fils d'un pasteur anglican qui, malgré sa naissance à Montréal, son enfance gaspésienne et son mariage avec Geneviève Bujold, parlait à peine français. Comble de l'hérésie, à mes yeux du moins, il était animé par une grande ferveur religieuse, comme en témoignait la trop grosse croix qu'il portait autour du cou. Bref autant de facteurs aggravants qui auraient dû normalement me faire fuir.

Mais Paul Almond avait en revanche une valise pleine de qualités qui compensaient le reste. D'abord, son passé de pionnier du cinéma d'auteur canadien-anglais et au moins trois films - Isabel, Act of Heart et Journey -, tous tournés avec Bujold, qui l'avaient établi comme un maître d'un cinéma trouble et intimiste. Sans oublier son apport précieux aux premières heures des dramatiques à la CBC et son célèbre documentaire Seven Up!, tourné en 1964 en Angleterre avec une bande de jeunes de 7 ans issus de toutes les classes sociales. Le documentaire, de nature quasi anthropologique, a non seulement fait école, mais a donné lieu à une suite qui dure jusqu'à ce jour.

Ça, c'est pour le côté professionnel de l'homme. Mais j'avoue que ce sont ses qualités personnelles qui ont fait le reste: son enthousiasme débridé, débordant, contagieux, mais aussi son sens de l'humour un peu torve, sa curiosité à l'égard des autres, son sens de la fête et, de manière plus générale, la joie de vivre courant dans ses veines et diffusée également sur ses six pieds et des poussières; joie de vivre qui ne s'est jamais démentie sauf peut-être en 1991, lors du tournage de son dernier film The Beat Goes On, sur la côte gaspésienne.

Cette année-là, l'anxiété générée par les atermoiements de la SOGIC (l'actuelle SODEC), qui tardait à lui accorder son financement alors que le tournage du film était déjà entamé, a failli avoir raison de son coeur. D'ailleurs jusqu'à la fin, Paul Almond a tenu les fonctionnaires québécois du cinéma directement responsables des problèmes cardiaques qui ont fini par l'emporter à 83 ans.

Nous nous sommes vus la dernière fois il y a à peine deux mois. C'était la veille des Oscars. Or, depuis 15 ans, c'est un peu beaucoup grâce à lui que j'ai pu assister à ce grand rituel hollywoodien. Paul était membre de l'Académie du cinéma et participait à la loterie des billets pour moi. Mais il ne m'accompagnait jamais, pour ne pas gâcher ses souvenirs.

En 1970, au bras de Geneviève Bujold en nomination pour l'Oscar de la meilleure actrice pour son rôle dans Anne of the Thousand Days, et assis à côté d'Elizabeth Taylor et de Richard Burton, en nomination pour le même film, il avait goûté à la lumière euphorisante de la gloire. Et même si Geneviève n'avait pas remporté de prix, Paul avait vécu une nuit magique qu'il figerait à jamais dans sa mémoire sans laisser de nouvelles réalités le ternir.

Trente ans plus tard, assister aux Oscars sans nomination et avec un siège au quatrième balcon ne l'intéressait nullement. D'autant qu'il avait abandonné le cinéma pour devenir écrivain à temps plein au milieu des années 90.

Il a publié chez Art Global un premier roman de science-fiction, La vengeance des dieux, une sorte d'Armageddon avant l'heure. Puis il s'est attelé à raconter en huit tomes la saga gaspésienne des Alford, largement inspirée de sa famille et dont Québec Amérique a publié les trois premiers tomes. Chaque été, d'ailleurs, il venait passer au moins deux mois dans la maison ancestrale à Shigawake, près de Port-Daniel, en Gaspésie. Il avait même fait rebâtir à l'identique une vieille grange familiale pour en faire un centre d'art à son nom.

Reste que son havre et son refuge à l'année, c'était la maison à Malibu de sa Joan bien-aimée, une photographe inspirée qu'il a épousée peu de temps après que Geneviève Bujold l'eut quitté.

Avec le Pacifique à leurs pieds et un jardin de cactus et d'oliviers sur la terrasse, les deux y ont coulé des jours heureux pendant plus de 30 ans, Joan dans sa chambre noire et Paul à l'étage devant son ordinateur. C'est là que je les ai vus la dernière fois. Joan avait eu des ennuis de santé, mais gardait le sourire. Paul, fidèle à lui-même, s'activait à attiser la braise dans l'âtre, à servir le vin, à calmer le chien et à accueillir l'unique sans-abri de Malibu devenu un ami et un gardien. Toujours aussi en forme et toujours aussi exubérant.

Je l'ai quitté en croyant le revoir l'an prochain. Je l'ai quitté sans savoir que je lui disais adieu. Où qu'il soit aujourd'hui, qu'il sache que nous serons nombreux à le regretter longtemps.